Pourquoi lire, pourquoi comparer ?
Réponse à Marie Darrieussecq

 

par Alexandre Prstojevic
INALCO
CRAL (CNRS – EHESS)

Noël apporte parfois d’étonnants présents. Cette année, il a déposé dans ma boîte aux lettres le dernier livre de Marie Darrieussecq, Rapport de Police (P.O.L.), dédicacé par l’auteur. Après un moment de surprise – je reçois de nombreux livres de théorie littéraire certes, mais Marie Darrieussecq n’est pas connue pour ses travaux universitaires, nos chemins ne se sont jamais croisés et je ne travaille pas sur « l’extrême contemporain » –, la consultation de la table des matières a fini par tout expliquer : l’auteur de Truismes consacre un chapitre entier à Danilo Kis, notamment à l’accusation de plagiat dont il a été l’objet à la sortie de son livre Un tombeau pour Boris Davidovitch (1976). Elle se réfère peut-être à mon travail dans une note de bas de page, me suis-je dit. Etait-il bien raisonnable de m’envoyer un exemplaire pour si peu de chose ? Quelle ne fut ma surprise lorsque j’ai constaté que pas loin d’un quart de chapitre porte en réalité sur mon propre travail. Plus encore, la lecture du livre (320 pages, tout de même) m’apprend que je suis le seul universitaire à avoir bénéficié d’une telle attention.

Les lignes qui suivent sont un accusé de réception : une réponse à Marie Darrieussecq et à sa façon de présenter aux lecteurs de Rapport de police l’article auquel elle fait référence. Dans « Un certain goût de l’archive » ( consulter l'article sur : Vox Poetica ; Fabula), je le rappelle pour mémoire, je « revisite »  l’affaire d’Un tombeau et montre que l’accusation de plagiat n’a pas lieu d’être, que la poétique de Kis, nourrie de l’idéal encyclopédique, a pour but de dévoiler la vérité historique sur le Goulag et sur les méfaits du communisme, à travers, entre autres techniques, l’analyse littéraire des documents laissés par l’époque.

 

Pourquoi comparer ?

Dans Rapport de police, Marie Darrieussecq, qui ne connaît ni la littérature de l’ex-Yougoslavie ni sa langue, me range pourtant parmi les diffamateurs du grand écrivain. Certes, je suis, selon elle, « le spécialiste de Kis en France » mais, l’un n’empêchant pas l’autre, j’ai eu l’outrecuidance de partir à la recherche, tel un chien policier, des traces de textes antérieurs écrits par d’autres dans Un tombeau pour Boris Davidovitch, j’ai traqué les preuves de sa culpabilité, je me suis acoquiné avec les sbires communistes, et le plus grave : j’ai osé comparer les textes ! « Comment des spécialistes de littérature comparée peuvent-ils se faire ainsi piéger et traquer les preuves de la culpabilité de Kis […] », s’interroge Darrieussecq. Cette cuisante inquiétude appelle une apaisante réponse : nous, les comparatistes, nous laissons « piéger » parce que nous sommes précisément des spécialistes de littérature comparée, que pratiquer la littérature comparée demande parfois de comparer, de préférence des œuvres concrètes et non des anecdotes sur des écrivains1  ; nous sommes aussi influençables parce que la déontologie élémentaire nous impose de juger sur pièces avant d’accuser quelqu’un, de le présumer innocent jusqu’à preuve du contraire, et si nous osons comparer, c’est que toute la littérature occidentale, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, s’est construite sur l’étude des textes et de leurs variantes, et que « lire, surtout lire, c’est comparer ».

Marie Darrieussecq – et le constat est valable non seulement pour le chapitre consacré à Kis, mais pour le livre entier – confond analyse littéraire et persécution politique, recherche universitaire et traque aux écrivains innocents, comparaison et Inquisition. Oser lire « au ras du texte » (close reading), c’est automatiquement se comporter en policier de la littérature. Ce qui se profile derrière une telle vision de la vie littéraire, ce n’est pas uniquement le ressentiment d’un auteur deux fois accusé de plagiat, mais le désir inconscient de bâillonner la recherche universitaire.

Il ne faut pas s’étonner, dès lors, si elle ne comprend pas que je compare l’œuvre de Kis aux documents dont il s’est inspiré avec précisément l’unique souci de montrer comment un grand écrivain « travaille » le texte. Comment, sous sa plume, la matière brute du document, du témoignage, du récit historiographique – Kis écrit sur le totalitarisme communiste – devient une œuvre d’art à propos de laquelle, depuis voici trente ans, on a déjà élaboré toute une bibliothèque, une œuvre d’art qui, à son tour, a inspiré de nombreux écrivains contemporains (je ne rappelle que le dernier exemple en date : Central Europe de William Vollmann). Un tombeau pour Boris Davidovitch nous a montré ce que le grand art peut faire de ses pré-textes. Cette œuvre, qui résiste à toute tentative de déconstruction, prouve que la comparaison sert les grands écrivains. Quant aux autres, ils peuvent toujours crier au scandale…

Comment citer un auteur ?

Attaquer un universitaire, dans la version darrieussecquienne de la manœuvre, demande de la colle et des ciseaux. Pour faire la preuve de mon attitude ambiguë face à Kis, Darrieussecq cite un court passage de mon étude :

Prstojevic n’est pas très à l’aise. Il sait que rien n’est simple, et que la notion de plagiat est très mal définie… Il reconnaît par exemple que si Kis a puisé dans L’Art russe de Louis Réau, il aurait de toute façon trouvé toutes ces informations dans n’importe quel guide de la ville de Kiev : « Ce sont des lieux communs, des légendes ou des informations liés au passé culture de Kiev et, de ce fait, accessibles à la plupart des slavisants français ou yougoslaves. »

Si je ne suis « pas très à l’aise » et si je « reconnais », c’est que je ne suis pas tout à fait convaincu de l’innocence de Kis, c’est que peut-être il y a anguille sous roche : il se pourrait même que j’aie un chromosome communiste et que mon article ne soit qu’une façon voilée de soutenir – avec trente ans de retard – les diffamateurs de Kis. Malheureusement pour Marie Darrieussecq, les paroles s’envolent et les écrits restent : voici la version exacte du passage qu’elle cite :

Ces quelques exemples de similitudes entre les deux textes montrent incontestablement que l’écrivain yougoslave a trouvé les informations sur Kiev dans le livre de Louis Réau. Néanmoins, ils n’accréditent pas la thèse de plagiat lancée par D. Jeremic car Kis ne reprend jamais intégralement les passages de L’Art russe ou, pour le dire autrement, il ne recopie littéralement que ce qui est déjà cité dans le texte de Réau, à savoir les commentaires du sieur de Beauplan et ceux de Dietmar de Mersebourg. Par conséquent, ces emprunts peuvent être considérés comme légitimes dans la mesure où Kis fournit la référence bibliographique (même si elle reste incomplète). Par ailleurs, il convient de remarquer que Kis aurait pu trouver la plupart de ses informations dans n’importe quel autre ouvrage sur Kiev, peut-être même dans un simple guide touristique de la ville. Ce sont des lieux communs, des légendes ou des informations liés au passé culturel de Kiev et, de ce fait, accessibles à la plupart des slavisants français ou yougoslaves.

Les exemples de similitudes constatées entre le texte de Kis et celui de Réau « n’accréditent pas la thèse de plagiat », « ces emprunts peuvent être considérés comme légitimes », voilà ce que Marie Darrieussecq retranche de mon texte.

La déontologie élémentaire exige que les passages qu’on choisit de citer soient conformes à l’esprit du texte qui les contient. User du ciseau de façon à laisser croire que l’auteur cité dit autre chose que ce qu’il a réellement dit, cela s’appelle de la manipulation. Phénomène que Marie Darrieussecq connaît bien pour avoir étudié, notamment dans le troisième et le huitième chapitre de Rapport de police, son perfectionnement sous le stalinisme. L’influence du sujet sur le sujet…

De la lecture

Lire attentivement Kis, c’est dévoiler sa propre nature canine – comprenons-nous bien, pas celle d’un gentil cocker, plutôt celle d’un berger allemand : police, surveillance et persécutions à la carte.  Mener une analyse poétique d’Un tombeau pour Boris Davidovitch, réfléchir sur les multiples possibilités de lecture qu’offre cette œuvre, sur ce que j’appelle « les aiguilleurs cognitifs » que Kis y dissémine afin d’anticiper la réception de son texte, tout cela n’est qu’une entreprise  destinée à aboutir à quelque chose de « bizarre ». Marie Darrieussecq découvre avec effarement, dans mon article, ce que tout le monde sait depuis longtemps : on ne lit pas toujours de la même façon un récit littéraire. Faire ce constat revient, d’après notre écrivain(e), à « découpe[r] les lecteurs en morceaux » et à proposer « de ce saucisson », « trois tranches ».

Après l’universitaire-persécuteur, voici le lecteur-saucisson !

Il est curieux de voir qu’un auteur qui, sur trois cents pages,  ne cesse de plaider le droit à la différence et de combattre le rejet de l’Autre – puisque, selon Darrieussecq, l’accusation de plagiat ne peut être qu’une maladie, une « plagiomnie », l’expression radicale du rejet de l’Autre – n’arrive pas à comprendre ce que tout étudiant en première année de licence de lettres sait : il est possible de lire de différentes façons un récit littéraire, notamment en fonction de son éducation, de ses penchants esthétiques, de ses intérêts culturels ou de son orientation politique, il est même possible – comme l’ont montré des recherches américaines – de lire en fonction de ses orientations sexuelles. Affirmer cela, c’est se conduire en vulgaire tâcheron universitaire qui passe son temps à « trancher » le seul et unique lecteur, le « lecteur-saucisson » précisément : ce lecteur réel, en chair et en os, que la Providence a mis sur le chemin de Marie Darrieussecq. Car c’est elle, n’est-ce pas, qui détient le secret de la « bonne lecture ».

Cette « bonne lecture » la pousse à me confondre  – par allusions et clins d’œil – avec la meute qui a attaqué Danilo Kis en 1976 en dépit du fait que mon article se conclut par les lignes suivantes :

On comprend donc pourquoi l’accusation de plagiat n’a pas lieu d’être : la poétique de Kis est une poétique de la métamorphose, de la différence et du décalage. Elle repose autant sur l’idéal encyclopédique du savoir total que sur celui du fantastique de la bibliothèque. Son but est de dévoiler les points faibles d’un témoignage écrit, de démontrer sa faillibilité, de trouver dans ses interstices de silence les secrets qu’on a essayé d’y cacher.

« L’accusation de plagiat n’a pas lieu d’être », écrivais-je il y a dix ans. Mais cette affirmation s’est transformée, sous la plume de Marie Darrieussecq, en quelque chose de douteux, de dangereux, de « pas très clair », en une accusation voilée de Danilo Kis.

Rapport de police est le plaidoyer d’un écrivain deux fois accusé de plagiat. Après l’avoir lu, on est forcé de reconnaître que les accusations portées contre Marie Darrieussecq sont sans fondement : pour plagier quelqu’un, il faut d’abord être capable de comprendre ce qu’on lit.

 

 

 

 

 

1 Il est évident que la littérature comparée en tant que discipline ne se résume pas à la comparaison seule. La question est trop complexe pour être abordée ici.

 

 

 

 

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