Narratologie classique et narratologie post-classique

 

Gerald Prince
University of Pennsylvania, Philadelphia

La catégorie (sinon l’étiquette) “narratologie post-classique” et la comparaison classique/post-classique se voient explicitement discutées pour la première fois en 1997 dans un article de David Herman intitulé “Scripts, Sequences, and Stories: Elements of a Postclassical Narratology”. Deux ans plus tard, dans l’introduction à Narratologies: New Perspectives in Narrative Analysis, un recueil d’articles édité par Herman, le narratologue met en relief l’opposition qu’il avait ébauchée  et souligne la nature post-classique des textes qu’il a rassemblés. En 2005, Monika Fludernik reprendra cette opposition, tout en la modulant, dans son “Histories of Narrative Theory (II): From Structuralism to the Present”, où elle esquisse une ou deux histoires de l’évolution des études narratologiques et caractérise brièvement les tendances récentes de la narratologie. Ainsi, en une dizaine d’années, il semble que se soit consolidée, officialisée, la distinction proposée par Herman1.

Si la narratologie classique est une théorie du récit d’inspiration structuraliste, aux ambitions scientifiques, qui examine ce que tous les récits et seulement les récits ont en commun et ce qui leur permet de différer les uns des autres; si elle renvoie à la linguistique saussurienne par son intérêt pour ce qui constitue la langue narrative (plutôt que les paroles narratives); si elle compte parmi ses représentants les plus illustres les pères fondateurs français ou francophones—Roland Barthes (et le véritable manifeste que représente l’“Introduction à l’analyse structurale des récits”), Tzvetan Todorov, à qui l’on doit le terme même de “narratologie” (qu’il définit dans Grammaire du Décaméron comme “science du récit”), Gérard Genette (le plus influent, sans doute, des narratologues), A.-J. Greimas (et l’“école sémiotique de Paris”), Claude Bremond (et sa Logique du récit)—les pères fondateurs, donc, leurs ancêtres russes formalistes (ou quasi-formalistes), de lointains compagnons de voyage comme Wayne Booth ou Franz Stanzel et des disciples ou continuateurs comme Mieke Bal ou Seymour Chatman; enfin, si elle brille tout particulièrement dans les années soixante et soixante-dix, la narratologie post-classique—qui, d’après Herman, commence à s’imposer dès les années quatre-vingt—présente un profil relativement différent, que je vais tenter de préciser.

Comme le suggère son nom, la narratologie post-classique ne constitue pas une négation, un rejet, un refus de la narratologie classique mais bien plutôt une continuation, une prolongation, un raffinement, un élargissement. De l’avis même de représentants aussi connus que Herman, elle l’englobe comme une de ses étapes ou composantes décisives, elle la repense et la recontextualise, elle en expose les limites mais en exploite les possibilités, elle en réserve les bases et en réapprécie la portée, elle constitue une nouvelle version d’une discipline qui fut une fois elle aussi nouvelle. La narratologie post-classique pose les questions que posait la narratologie classique: qu’est-ce qu’un récit (au contraire d’un non-récit)? en quoi consiste la narrativité? Et aussi qu’est-ce qui l’accroît ou la diminue, qu’est-ce qui en influence la nature et le degré ou même qu’est-ce qui fait qu’un récit soit racontable? Mais elle pose également d’autres questions: sur le rapport entre structure narrative et forme sémiotique, sur leur interaction avec l’encyclopédie (la connaissance du monde), sur la fonction et non pas seulement le fonctionnement du récit, sur ce que tel ou tel récit signifie et non pas seulement sur la façon dont tout récit signifie, sur la dynamique de la narration, le récit comme processus ou production et non pas simplement comme produit, sur l’influence du contexte et des moyens d’expression, sur le rôle du récepteur, sur l’histoire du récit autant que son système, les récits dans leur diachronie autant que dans leur synchronie, et ainsi de suite. Du moins pour certains de ses promoteurs et de ses partisans les plus fervents, il semblerait même qu’aucune question, que rien dans les récits ou dans leurs multiples contextes ne lui soit étranger. En fait, David Herman déclare dans son introduction à Narratologies: “Notez que j’emploie le terme narratologie très généralement, d’une façon qui le rend plus ou moins interchangeable avec études narratives. Cet emploi général reflète d’ailleurs, sans doute, l’évolution de la narratologie elle-même. Ne désignant plus tout juste un sous-ensemble de la théorie littéraire structuraliste, narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre2.”

Pour répondre à ces questions, la narratologie post-classique emploie des instruments très divers et fréquemment nouveaux: non plus la linguistique structurale mais la linguistique informatique, l’analyse conversationnelle, la sociolinguistique, la psycholinguistique; et non seulement la linguistique mais toutes les ressources des sciences cognitives et textuelles. Elle se déploie à partir d’un corpus abondant et varié: les grands récits de la tradition, certes, mais aussi des textes moins canoniques ou plus retors, plus subversifs, des récits non-fictifs et non-littéraires, des récits oraux “naturels” ou spontanés, des récits filmiques mais aussi théâtraux, picturaux, musicaux, sans parler de domaines moins narratifs (pour ne pas dire non-narratifs) comme le droit, l’économie politique ou la médecine. Elle est elle-même plurielle, comme l’indique le titre du recueil édité par David Herman ainsi que le recours de plus en plus fréquent à des expressions composées pour en caractériser différentes manifestations (narratologie féministe, narratologie post-moderne, narratologie post-coloniale, ethnonarratologie, socionarratologie, psychonarratologie). Elle adopte toutes sortes d’orientations, d’inflexions, d’accents: bakhtiniens, derridiens, psychanalytiques, logico-philosophiques, rhétoriques, éthiques. En son sein foisonnent les études formalistes du récit de même que les analyses dialogiques ou phénoménologiques. Les approches aristotéliciennes, tropiques ou post-structuralistes abondent aussi; et les opinions cognitivistes, les points de vue politiques, historiques et anthropologiques, les prises de position féministes, les spéculations “queer” ne manquent guère.

En somme, la narratologie post-classique est ou se veut plus réflexive et plus exploratoire que la narratologie classique, plus interdisciplinaire et plus ouverte aux courants théorico-critiques qui l’entourent, plus hospitalière, plus expansive (rassemblant, englobant ce que la narratologie classique essayait de distinguer, le critico-interprétatif autant que le poético-théorique, la théorie du récit, la critique narratologique et l’étude des textes, accueillant toutes les questions que la narratologie classique s’efforçait de ne pas poser), plus “modeste” en même temps et consciente des difficultés de son entreprise, plus utilitaire aussi, plus empirique et même expérimentale, plus impure, enfin plus portée sur l’idéologique comme sur l’éthique et certainement plus politiquement correcte (on sait combien, jusqu’à présent, la mise entre parenthèses de l’histoire, par exemple, peut paraître réactionnaire).

Le remplacement graduel d’une posture classique par des attitudes post-classiques, l’ascendant progressif de ces dernières, peut s’expliquer de plusieurs façons. En premier lieu, à l’enthousiasme suscité par le formalo-structuralisme vont succéder les mises en question. Après l’ivresse, le dégrisement; après le rêve, le réveil; après l’“Introduction à l’analyse structurale des récits” de Barthes et la Sémantique structurale de Greimas, les travaux de Todorov et de Bremond, le chef-d’œuvre qu’est le “Discours du récit”de Genette, un certain essoufflement, un piétinement, le doute. Si dans le domaine du discours, dans une narratologie que l’on peut presque appeler genettienne tant l’influence de Genette fut décisive, la réussite est éclatante, dans le domaine de l’histoire, dans le domaine du narré, les résultats ne sont pas aussi parlants. Il y a prise de conscience que la distance est grande entre structure narrative et forme textuelle et que la syntaxe narrative est sans doute dérisoire à côté de la sémantique ou de la pragmatique. Alors que “Discours du récit” constitue un “paradigme” exemplaire (dans le sens originel que Thomas Kuhn donnait à ce terme), au point que l’on a pu penser qu’il ne restait plus qu’à polir, régler, raffiner le modèle genettien, les travaux sur le narré ne proposent guère de paradigmes, suscitent beaucoup de résistances (malgré les contributions importantes de Todorov, de Bremond, de Greimas), au point que l’on a pu suggérer que les grammaires du récit—je pense tout particulièrement à celles que j’ai moi-même esquissées3—étaient des montagnes qui accouchaient de souris. D’autre part, les sciences humaines (dans ce qu’elles sont “humaines”), les humanités dans le contexte triomphal de la science tout court, ont autant (sinon plus) d’intérêt pour l’indiscipliné que pour la discipline, sont romantiques et impatientes, suspicieuses des grands récits et autres vérités, fascinées par le particulier, le local, le singulier, par le style plus que la grammaire, par le différent plus que le semblable. Paradoxalement, le tournant narratif, qui dès les années soixante ou soixante-dix accompagna le tournant linguistique, n’est pas seulement un signe de l’essor de la narratologie et des instruments analytiques comme des points de repères qu’elle propose pour caractériser des textes, des objets, des événements de toutes sortes, des entreprises intellectuelles, des domaines scientifiques (l’histoire, bien entendu, la philosophie, l’anthropologie, les sciences naturelles); le tournant narratif est aussi un signe du déclin qui menace la discipline puisque c’est avec lui que le mot même de “récit” commence à déloger d’autres termes (on emploiera “récit” pour dire “explication” ou “argumentation”, on préférera “récit” à “théorie” ou “hypothèse”, on parlera de récit plutôt que d’idéologie, on substituera “récit” à “fiction”, “art”, “message”) et que c’est avec lui que le “scientisme narratologique” va être ébranlé, pour ne pas dire réfuté. Au fond, cette “science du récit” n’est peut-être qu’un des multiples exemples de son objet. “If you can’t beat them, join them”. Forcée de revenir de ses prétentions et de ses illusions sous peine de condamnation pour naïveté et d’exclusion pour scientisme, remise à sa place par la critique du structuralisme qui va vite être baptisée (du moins aux Etats-Unis) post-structuralisme et par une dévotion toujours vivace à l’histoire et au contextuel, craignant d’être dépassée, débordée, laissée pour compte par des disciplines (ou des sous-disciplines) de plus en plus sensibles aux inflexions et influences de la race, de la classe, du genre, la narratologie essaie de les assimiler, de s’y assimiler sans abandonner la plupart de ses questions ou de ses acquis et devient post-classique.

Mais ces explications sont peut-être trop grossières, cette histoire est peut-être trop dramatique. Peut-être que, comme je l’ai suggéré plus haut, la transformation d’une narratologie classique en une narratologie post-classique n’est pas si radicale. Peut-être qu’il s’agit d’une évolution, non d’une révolution, et d’une évolution on ne peut plus normale, on ne peut moins inattendue. Peut-être que la narratologie classique est toujours déjà post-classique, de même que le moderne est toujours déjà post-moderne et que le structuralisme est toujours déjà post-structuraliste. Faut-il rappeler que l’histoire de la narratologie (comme sa préhistoire) a été marquée depuis le début non seulement par la diversité des inspirations (linguistiques, anthropologiques, rhétoriques, philosophiques) mais aussi par les controverses, les transformations et les remises en question, Lévi-Strauss rabrouant Propp, Greimas et Bremond le remaniant profondément, van Dijk reconfigurant Todorov et beaucoup de praticiens divergeant quant à la nature même de la discipline. Par ailleurs, que de champs d’études connaissent une interaction souvent imprévisible et souvent forte avec de nouvelles technologies ou de nouveaux domaines et contextes qu’ils ont touchés ou pénétrés. Dans le cas de la narratologie, il y aurait par exemple le passage d’une linguistique structurale à des linguistiques nettement différentes—transformationnelle-générative ou informatique—et, avec cette dernière, un intérêt pour les scripts et les scénarios, c’est-à-dire un intérêt pour l’encyclopédie et le contexte. Il y aurait aussi, avec la conquête de l’Amérique (et beaucoup davantage), outre les apports des explorations jamesiennes de la technique narrative, ceux de la philosophie analytique de l’action ou encore ceux de la théorie des actes de parole, c’est-à-dire un intérêt accru pour la pragmatique.

De plus, peut-être que les modifications apportées par le post-classicisme narratologique ne sont finalement pas aussi importantes qu’on pourrait le croire. Après tout, William Hendricks soulignait il y a déjà plus de trente ans la difficulté de passer algorithmiquement d’une structure narrative profonde à sa manifestation sémiotique et l’importance de savoir le faire4; Bremond et Todorov avaient parlé de virtuel, d’hypothétique et d’optatif avant les travaux décisifs de Marie-Laure Ryan ou d’Uri Margolin; dès la fin des années soixante, les analyses sociolinguistiques de récits oraux “naturels” proposées par William Labov et Joshua Waletzky et le modèle les sous-tendant influencent un certain nombre de narratologues; et c’est avant la fin des années soixante-dix que la dimension pragmatique des degrés de narrativité est explicitement discutée. On me permettra de mentionner aussi que la deuxième édition de mon Dictionary of Narratology, parue en 2003 quelque quinze ans après la première, peut se vanter d’une bibliographie beaucoup plus longue mais ne contient que dix ou douze nouveaux termes  et ne révise qu’une cinquantaine de définitions sur plusieurs centaines. Il est vrai que l’une d’entre elles est la définition de la narratologie. Si, par exemple, dans la première édition, j’insistai avant tout sur l’inspiration structuraliste de la discipline, dans la deuxième, j’ajoutai les lignes suivantes: “ce qui était une discipline relativement unifiée, s’intéressant surtout au récit en tant que récit (type textuel plutôt que contexte, grammaire plutôt que rhétorique, forme plutôt que force), s’est diversifié et manifeste des intérêts plus variés (contextuellement engagés, herméneutiquement orientés, méthodologiquement pluriels). La narratologie structuraliste ou ‘classique’ a évolué en des ‘narratologies post-classiques’5.” Peut-être donc que les modifications apportées par le post-classicisme narratologique sont finalement moins considérables qu’on ne pourrait penser. David Herman lui-même semble être d’accord lorsqu’il cite Barbara Herrnstein-Smith et Arkady Plotnitsky avec approbation: “la logique post-classique de l’indécidabilité peut être appliquée à l’opposition même entre classique et post-classique. Car cette opposition, elle aussi, ne peut être établie une fois pour toutes, que ce soit théoriquement ou historiquement; pas plus qu’une hiérarchie quelconque ne peut être inconditionnellement établie entre ses constituants6.”

Néanmoins, il est difficile de nier l’apport de ce qu’on désigne comme post-classique à notre connaissance du récit. Plus fondamentalement, il est impossible de nier la prolifération des approches narratologiques et des accents qui les colorent de même qu’il est difficile de nier le fait que “narratologie” maintenant est souvent synonyme d’“études narratives”. Comme le souligne David Herman, alors qu’en 1980 David Lodge—critique de tendance formalo-structuraliste qui est aussi l’auteur de Changement de décor et d’Un tout petit monde—distinguait nettement trois domaines dans le champ des études narratives—celui d’une quête et d’une formulation de la langue narrative; celui de la poétique du récit et de la fiction, de la description des techniques de représentation narratives; et celui de l’analyse rhétorique, l’analyse du niveau de la manifestation textuelle—de nos jours, je l’ai déjà remarqué, ces trois domaines et d’autres encore se sont amalgamés. Alors que l’on distinguait la narratologie de la critique narratologique (une critique se servant des instruments développés par la narratologie) comme d’autres approches critico-interprétatives ou évaluatives des récits, on tend de plus en plus à ne pas le faire.

On peut le regretter (tout en étant conscient que l’examen d’un texte dans un contexte particulier peut illuminer les mécanismes du récit, éprouver la validité et la rigueur des différentes catégories ou distinctions narratologiques et identifier des éléments que l’on a trop négligés ou dont on a trop sous-estimé ou surestimé l’importance narrative) de même que l’on peut regretter la très grande hétérogénéité des méthodes employées pour étudier les textes narratifs. En effet, il est parfois difficile de synthétiser des résultats venus d’horizons très différents. De plus, la distinction des tâches à accomplir et des questions qu’elles impliquent permet de mieux circonscrire un objet d’études et de progresser de façon plus systématique  et plus réfléchie en vue de son éclaircissement. Etant donné un texte comme “Jean devint champion d’Europe et champion du monde”, on peut se demander combien d’événements il représente (interrogation classique) et on peut se demander aussi pourquoi il parle de Jean et non de Jeanne (interrogation post-classique). La narratologie classique essayait d’écarter certaines questions. La narratologie post-classique cède peut-être trop facilement à la tentation de les poser toutes.

Cependant, même si elle finit quelquefois par oublier ou par noyer son objet, il est non seulement certain que la narratologie d’inspiration plus récente a contribué de façon décisive à la bonne santé des études narratives (à ce que Monika Fludernik appelle “The Rise and Rise of Narratology”); il est également certain qu’en soulevant toutes sortes de questions, en orientant ses explorations de façon inusitée (féministe, cognitive, post-coloniale ou autre), en fournissant une multiplicité d’optiques différentes pour considérer les récits, elle découvre et/ou invente des procédés, des techniques, des formes, des éléments narratifs inexploités, insoupçonnés. Je pense par exemple aux observations de Robyn Warhol sur les narrateurs engageants ou rébarbatifs, aux remarques de Susan Lanser sur les catégories de la personne et de la voix, à celles de David Herman sur les narrations polychroniques (qui impliquent et emploient un système plurivalent d’ordonnance temporelle, y compris des valences ou des concepts comme “situé de façon indéterminée par rapport au point de repère temporel X”) ou encore aux travaux sur la métalepse réunis par John Pier et Jean-Marie Schaeffer7.

Généralement parlant, au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer. D’autre part, la narratologie post-classique définit, indique ou suggère également une série de travaux à poursuivre ou à entreprendre. Certains d’entre eux me semblent particulièrement intéressants et, pour terminer, j’aimerais les discuter très rapidement. Tout d’abord, il faudrait incorporer une “voix du lecteur (ou du récepteur)” dans les descriptions du fonctionnement des récits. Peut-être pourrait-on faire ressortir, par exemple, que les ambiguïtés narratologico-textuelles sont résolubles par décision du récepteur—tel passage utilise, ad libitum, le singulatif ou l’itératif, tel autre passage adopte le discours narrativisé ou le discours indirect libre, tel autre encore implique la coordination ou la subordination—et que leur résolution influe sur la manière dont le récit “fait sens” (ainsi que, bien évidemment, sur le sens du récit).

Certes, ménager une place pour la voix d’un récepteur ne mettra pas fin aux multiples questions concernant le rôle et l’importance de nombreux traits narratifs. Pourquoi les récepteurs estiment-ils ces derniers différemment? A quel point sont-ils sensibles aux changements de distance ou de point se vue? Comment construisent-ils divers types d’auteur impliqué? Sur quelle base choisissent-ils telle interprétation au lieu de telle autre ou établissent-ils différents degrés de narrativité? Voilà toute une série de problèmes concrets qui exigent des réponses expérimentalement fondées. Cependant, classiques ou post-classiques, les narratologues ont effectué peu d’études observationnelles ou expérimentales soutenues de ces problèmes et je crois que nous avons trop souvent eu tendance à prendre des thèses localement persuasives et suggestives sur la réception et la compréhension pour des vérités universelles. Sans doute ce genre d’études comporte-t-il lui-même un certain nombre de difficultés. Il n’est pas facile de trouver ou d’inventer des spécimens de laboratoire qui ne souffrent ni de maladresse ni de bizarrerie, pas plus qu’il n’est facile d’établir des protocoles pour une détermination valable de traitements textuels et de réactions interprétatives. Néanmoins, suivant l’exemple de Marisa Bortolussi et Peter Dixon (que signalent Herman aussi bien que Fludernik), de Willie van Peer et Henk Pander Maat, Els Andringa ou Richard Gerrig8. nous devons essayer de fonder expérimentalement la narratologie si nous voulons rendre compte de ce qui est.

Il convient de souligner une énième fois que la théorie doit s’imprégner de réel, la description doit s’accorder au phénomène, le modèle doit correspondre au modelé. Nous devrions donc élaborer un modèle du récit qui soit expérimentalement justifié, qui soit réaliste. Il faudrait aussi que ce modèle soit explicite et complet (qu’il vaille pour tous les récits et seulement les récits) et qu’il caractérise la compétence narrative (la capacité de produire des récits et d’interpréter des textes comme récits). Sans doute l’enthousiasme modélisateur a-t-il diminué depuis les beaux jours de Todorov, Greimas, van Dijk, Pavel, etc. (ou, du côté des psychologues, Nancy Stein, Jean Mandler, David Rumelhart). Mais, bien que la narratologie ait changé, elle n’a pas pour autant, comme le souligne d’ailleurs David Herman, “renoncé à son ambition originelle de développer les meilleurs modèles descriptifs et explicatifs possibles”9. Que l’on préfère les positions post-classiques ou classiques, que l’on emploie plus ou moins d’instruments, que l’on souligne ou non l’importance du rapport sémantique-sémiotique, que l’on fasse ressortir ou pas le rôle du contexte, qu’on infléchisse l’étude du texte en termes d’intérêts particuliers ou que l’on refuse de le faire, que l’on pose toutes sortes de questions ou seulement certaines d’entre elles, il me semble que le développement de “modèles descriptifs et explicatifs” adéquats renforcera la narratologie et facilitera l’étude de son objet.

 

 

 

1Voir David Herman, “Scripts, Sequences, and Stories: Elements of a Postclassical Narratology”, PMLA 112 (1997): 1046-59 et Narratologies: New Perspectives on Narrative Analysis (Columbus: Ohio State University Press, 1999); Monika Fludernik, “Histories of Narrative Theory (II): From Structuralism to the Present” in James Phelan et Peter J. Rabinowitz, éds, A Companion to Narrative Theory (Oxford: Blackwell Publishing, 2005), 36-59. On pourra lire également l’article de Ansgar Nünning et Vera Nünning, “Von der strukturalistischen Narratologie zur ‘postklassischen’ Erzähltheorie: Ein Überblick über Ansätze und Entwicklungstendenzen” in Ansgar Nünning et Vera Nünning, éds, Neue Ansätze in der Erzähltheorie (Trier: Wissenschaftlicher Verlag Trier, 2002), 1-33.

2David Herman, Narratologies, 27. C’est moi qui traduis (comme dans le reste de ma discussion).

3Gerald Prince, A Grammar of Stories (La Haye: Mouton, 1973) et “Aspects of a Grammar of Narrative”, Poetics Today 1.3 (1980): 49-63.

4William O. Hendricks, Essays on Semiolinguistics and Verbal Art (La Haye: Mouton, 1973).

5Gerald Prince, A Dictionary of Narratology, 2e édition (Lincoln: University of Nebraska Press, 2003), 66.

6Barbara Herrnstein-Smith et Arkady Plotnitsky, “Introduction: Networks and Symmetries, Decidable and Undecidable”, South Atlantic Quarterly 94 (1995): 386. Cité par David Herman dans Narratologies, 28-9.

7Voir Susan Lanser, “Toward a Feminist Narratology”, Style 20 (1986): 341-63 et “Queering Narratology” in Kathy Mezei, éd., Ambiguous Discourse: Feminist Narratology and British Women Writers (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1995), 85-94; Robyn Warhol, Gendered Interventions: Narrative Discourse in the Victorian Novel (New Brunswick et Londres: Rutgers University Press, 1989); David Herman, Story Logic: Problems and Possibilities of Narrative (Lincoln: University of Nebraska Press, 2002); John Pier et Jean-Marie Schaeffer, Métalepses. Entorses au pacte de la représentation (Paris: Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005).

8Marisa Bortolussi et Peter Dixon, Psychonarratology: Foundations for the Empirical Study of Literary Response (Cambridge: Cambridge University Press, 2003); Willie van Peer et Henk Pander Maat, “Perspectivation and Sympathy: Effects of Narrative Point of View” in Roger J. Kreuz et Mary Sue McNeally, éds, Empirical Approaches to the Arts and Literature (New York: Ablex, 1996), 143-56; Els Andringa, “Effects of ‘Narrative Distance’ on Readers’ Emotional Involvement and Response”, Poetics 23 (1996): 431-52; Richard Gerrig, Experiencing Narrative Worlds: On the Psychological Activities of Reading (New Haven: Yale University Press, 1993).

9David Herman, Narratologies, 3.

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