Qu’est-ce qu’un témoin historique ?

 

Renaud Dulong

Lorsqu’on parle de témoignage dans la plupart des travaux littéraires, il s’agit de témoins historiques, de rescapés des grandes catastrophes du 20è siècle. Ceux-ci se définissent comme témoins oculaires des situations vécues qu’ils décrivent, et c’est sur cette définition que Jean Norton Cru (1929) avait tenté un travail critique à propos des écrivains combattants de la Guerre de 1914-1918. Or il n’est pas certain que ce que nous attendons du témoin historique corresponde à ce que les magistrats exigent du témoin oculaire ; d’ailleurs Norton Cru en réclame plus, qui prétend juger aussi l’expression des réactions du témoin face aux situations.

Il y a une dizaine d’année, j’ai tenté (Dulong, 1998) de faire une analyse formelle du témoin oculaire qui, en acceptant la critique de la psychologie expérimentale, réhabilite le service que les témoins rendent à la vérité des événements. Dans ce travail, j’avais abordé le type du témoin historique, mais en en faisant une variante du témoin oculaire. Je vais dans un premier temps marquer la distinction entre les deux genres de témoins, en introduisant la notion de témoin instrumentaire, un autre genre de témoignage dont le dispositif est distinct de celui du témoin oculaire et dont l’originalité n’a pas été, elle aussi, suffisamment thématisée. En formalisant l’opposition entre témoin oculaire et témoin instrumentaire, je proposerai une définition formelle du témoin historique. Dans un second temps, après avoir  confronté le modèle aux figures réelles, je montrerai que l’effet de sens du témoignage historique exige que la description dépasse ce registre épistémique pour expliciter la composante éthique impliquée dans la réception de ce type de témoignage.

Qu’est-ce qu’un témoin instrumentaire ?

Actuellement, cette expression n’est utilisée qu’en droit civil pour désigner une personne qui peut garantir l’authenticité d’un testament olographe rédigé en l’absence d’un notaire.

Cependant si on reporte sur l’organisation actuelle de la justice la fonction qu’on désignait dans le droit romain par ce terme, force serait de constater que sont témoins instrumentaires  la quasi-totalité des agents intervenant à l’arrière-plan d’un procès : greffiers, conservateurs des registres ou des pièces à conviction, policiers ou gendarmes mandatés pour les tâches ancillaires de l’instruction, experts, etc. C’est à dire qu’on peut ranger dans cette catégorie de témoin instrumentaire  tous les professionnels intervenant comme auxiliaires des magistrats pour constituer leurs dossiers, conserver les traces des débats, les décharger des tâches qu’ils peuvent déléguer. Le témoin instrumentaire désignera donc ici l’agent qui exécute une tâche pour l’institution judiciaire, qui est mandaté pour cela et qui doit en rendre compte par un rapport écrit.

Du point de vue historique, la notion précède de plusieurs siècles celle de témoin oculaire qui n’apparaît qu’au cours du Moyen Age. C’est en effet le témoin instrumentaire qui est codifié sous la référence de testis. Une étude de Henri Lévy-Bruhl (1910), historien et sociologue du droit, a décrit cette institution. Le mot testis est dérivé étymologiquement de terstis, le troisième, l’individu qui intervient en tiers dans un litige, un contrat, une promesse, un testament. A un moment où l’écrit n’était pas encore la règle, deux citoyens en convoquaient un troisième pour garantir l’accord passé entre eux ; et à partir du moment où ce genre de décisions fit l’objet d’une rédaction,  on conserva le témoin pour garantir l’authenticité de l’écrit. Au cas où l’un des deux contractants faisait défaut, se rétractait ou disparaissait, au cas où l’écrit avait disparu, le témoin pouvait attester l’acte.

Une autre source de cette institution se trouve dans le pré-droit de la Grèce antique : les magistrats utilisaient les services d’un assistant affecté à leur charge – dénommé histôr – pour assurer sa mémoire des litiges débattus devant lui et des décisions qu’il avait prises. C’est là qu’on peut trouver l’ancêtre du  recors, un autre terme qui définit dans le haut moyen âge l’assistant d’un juge ou d’un enquêteur dans ses déplacements ; il était chargé de diverses besognes – éventuellement de lui servir de garde du corps – mais principalement de prendre des notes, comme l’atteste la dérivation vers le mot anglais record (enregistrement). Avec l’extension de l’écriture, le témoin instrumentaire devient une pièce essentielle du système judiciaire : des greffiers produisent et conservent les registres de l’institution judiciaire, tandis que d’autres clercs – secrétaires, notaires, avoués,… –conservent les actes, les contrats ou les décisions non judiciaires.

Au 19è siècle, l’extension des tâches d’instruction conduit les magistrats à utiliser la police et la gendarmerie pour déléguer les tâches qu’ils peuvent prescrire aux agents de façon précise, en demandant qu’ils rapportent par écrit les résultats de leur mission et la façon dont ils l’ont accomplie. La police technique est entièrement dévolue à ce travail. C’est d’ailleurs en étudiant ce corps professionnel que j’ai thématisé cette catégorie de témoin : la formalisation du témoin instrumentaire est effectuée sur le modèle du technicien de scène de crime, intervenant pour relever les traces susceptibles d’intéresser les enquêteurs.

Une caractéristique essentielle du témoin instrumentaire est ainsi le mandat qu’il reçoit de la part de l’institution judiciaire, à laquelle il a prêté serment de servir la vérité. Je reviendrai plus loin sur ce point du serment.

Les oppositions entre le témoin instrumentaire et le témoin oculaire.

Afin de cerner cette spécificité, je rappelle brièvement les modalités par lesquelles le témoin oculaire s’auto-institue volontairement (op. cit. p.163-170). La reformulation pragmatique du phénomène du témoignage oculaire part d’un changement de perspective : l’analyse est effectuée en prenant le point de vue du récepteur d’un témoin, qui ne dispose pas de l’événement que celui-ci raconte. Le témoignage suppose donc de faire confiance au témoin, au moins sur ce qu’il affirme pour s’attribuer cette qualité : « j’y étais, j’ai vu… » Cette formule  « j’y étais » n’est, du point de vue de la pragmatique linguistique, ni une description, ni un morceau du récit. Car on peut falsifier comme erronés certains traits du récit, mais on ne peut falsifier « j’y étais » :  ce peut être une fraude, mais pas une erreur. C’est un acte de parole tourné vers l’avenir,  équivalent à une promesse : en affirmant « j’y étais »,le témoin s’engage à fournir la même version des faits quelles que soient les circonstances où on la lui demandera, y compris en présence de témoins ou de preuves qui pourraient la contredire.

Le policier ou le magistrat peuvent par la suite établir qu’il s’agit d’un faux témoignage, mettre en doute « j’y étais » en suspectant la formule d’être frauduleuse. Mais au moment où ils écoutent le témoin, il est pris pour ce qu’il affirme être, quelqu’un qui y était et qui a vu ce qu’il raconte. La formule est en effet constitutive de la qualité de témoin ; le témoin oculaire s’auto-institue en la prononçant.

Après avoir précisé le contraste entre les définitions des deux types de témoins, l’auto-institution par « j’y étais » dans un cas et le mandat délivré par l’institution judiciaire à une personne assermentée dans l’autre, on peut inventorier, sans réduire la disparité des fonctions recouvertes par ces auxiliaires de la justice, les oppositions entre la situation du témoin instrumentaire et celle du témoin oculaire (tableau p. 4).

 


La 2è ligne oppose le rapport de chacun des types de témoins à l’événement. Le témoin instrumentaire intervient le plus souvent après l’événement, et pour accomplir une tâche programmée ; quand il est présent pendant l’événement – par exemple dans le cas d’un policier qui surveille le trafic routier – c’est dans l’attente d’éventualités déterminées. Cette différence traduit empiriquement une différence de posture entre les deux types de situation (4è ligne).

3è ligne : La fonction du témoin instrumentaire suppose une aptitude à l’exercer. Par exemple un policier chargé de relever des empreintes ADN sur une scène de crime doit disposer d’un minimum de connaissances en biologie moléculaire. Le témoin oculaire, lui, n’est même pas obligé de savoir lire et écrire.

4è ligne : A chaque catégorie de témoin correspondent des attitudes opposées par rapport à la situation. Le témoin instrumentaire, préparé à ce qu’il est censé constater, se met en position d’observateur-acteur. S’il agit après l’événement, il doit faire des constats, prendre des photos, recueillir des informations ; s’il agit pendant l’événement, il en est un acteur ou il l’observe selon des instructions précises. Dans tous les cas, il est maître de son comportement dans la situation. Le témoin oculaire, lui, est saisi par l’événement imprévisible qu’il subit et auquel il réagit de façon irréfléchie. Si l’événement dure, son attitude peut changer, par exemple il peut porter secours aux victimes d’un accident dont il a d’abord été témoin.

La 5è ligne concerne l’anticipation d’une restitution : le mandat donné au témoin instrumentaire constitue l’horizon de son action, il a en tête le rapport qu’il devra rédiger sur la mission qu’il accomplit. Le témoin oculaire, au moment où survient l’événement, ne sait pas encore qu’il le sera; il assiste à ce qui se passe ou le subit, mais ne peut se projeter encore dans une situation de témoigner.

La 6è ligne explicite comment les différences de posture par rapport à l’événement correspondent à des temporalités différentes. Le témoin instrumentaire ne sait pas ce qu’il va découvrir, mais il dispose de temps pour effectuer sa mission. Ou alors, dans le cas du policier de la route, son action déclenche l’événement. De toutes façons, il surplombe ce qui se passe, au lieu que le  témoin oculaire suit le déroulement de ce qui arrive, sans même l’écart temporel nécessaire pour comprendre.

7è ligne : Parmi les synonymes du verbe voir, l’opposition des temporalités et des postures distingue deux sous-ensemble. Les vocabulaires des langues disposent d’une variété de verbes pour spécifier l’exercice de la vue, mais ils peuvent se regrouper en deux classes, selon que l’œil vise des éléments de la situation ou qu’il recueille passivement les impressions offertes par l’environnement.

8è ligne : La mémoire intervient également de façon différente selon qu’elle est articulée à un dispositif spécial d’enregistrement ou qu’elle fonctionne normalement, en conservant les traits marquants des événements vécus dans une attitude ordinaire.

9è ligne : Les témoins instrumentaires sont aujourd’hui fréquemment doublés, et, en tout cas peuvent être contrôlés. Le témoin oculaire, même si plusieurs individus ont assisté à l’événement, peut être seul à se déclarer tel, ou ne pas savoir que d’autres ont aussi porté témoignage ; je laisse de côté le cas du témoignage collectif, qui complique la démonstration, sans rien lui ajouter (cf op. cit. p. 64-65).

Ce tableau est schématique, et il faudrait l’affiner pour qu’il recouvre la variété des types de témoins instrumentaires. Mais, pour l’objectif poursuivi ici, il ne lui est demandé que de montrer la différence formelle entre deux idéal-types de témoin, et de permettre d’y situer un troisième idéal-type, celui du témoin historique.

Spécificité formelle du témoin historique

Cette troisième catégorie qualifie les auteurs de documents, publiés ou non, décrivant, pour les dénoncer, les catastrophes humaines qui ont marqué la première moitié du 20è siècle. On a ainsi qualifié d’abord la vague de témoignages sur les camps nazis pendant la seconde Guerre mondiale, puis, par extension, les ouvrages écrits par des combattants de la Première Guerre sur la réalité vécue au front ; enfin, rétroactivement, on qualifie aussi de témoignage historique certains textes isolés publiés avant le 20è siècle, lorsqu’ils décrivent du point de vue des victimes des faits de guerre, des persécutions, voire des épidémies…

Ces témoins parlent tous de faits historiques connus et repérés indépendamment de leur déposition. De ce point de vue, ils ne peuvent pas être, comme les témoins oculaires, les révélateurs de l’existence de l’événement, mais, comme eux, ils sont pris dans les faits qu’il relatent. A la différence des témoins instrumentaires, ils n’ont pas mandat pour accomplir leur relation des faits, qui contredit parfois la représentation accréditée par l’histoire officielle. Mais s’ils écrivent leur témoignage, c’est parce qu’ils croient nécessaire de rendre public un rapport détaillé sur ce qu’ils ont vu ou subi.

On peut ainsi spécifier cette catégorie par rapport aux deux autres, en reprenant certaines lignes du tableau ; voyons comment le témoin historique se situe par rapport à l’une et l’autre des deux catégories :

2è ligne : comme le témoin oculaire, et à la différence du témoin instrumentaire, le témoin historique  est projeté dans un événement qu’il n’a pas prévu et auquel il n’a pas été préparé.

5è et 7è lignes : comme le témoin instrumentaire et à la différence du témoin oculaire, il demeure le plus souvent assez longtemps dans le même environnement pour pouvoir l’observer et le mémoriser, sinon prendre des notes à son sujet.

1ère ligne : comme le témoin oculaire, et à la différence du témoin instrumentaire, le témoin historique est « libre » de témoigner ou de se taire ; s’il décide de témoigner, il s’engage autant que le témoin oculaire.

4è ligne : comme le témoin oculaire, et à la différence du témoin instrumentaire, il est pris dans l’événement, il en est victime – il lui en coûte infiniment plus qu’un choc physique ou psychologique. Mais nous avions admis que, si l’événement durait, le témoin oculaire pouvait réfléchir sur la situation et en devenir un acteur. Victime des vicissitudes de l’histoire, le témoin historique – sans oublier son premier souci : sa survie –  peut, dans l’espoir d’en réchapper, décider d’en devenir témoin, parce qu’il est plongé dans un événement durable et scandé par des situations relativement répétitives. C’est au moins le cas de Primo Lévi et de Varlam Chalamov, et, au cours de la Première Guerre mondiale, nombreux sont ceux qui prirent leur crayon pour témoigner sur la réalité du front en déjouant la censure militaire. Soit ils utilisèrent le canal de la correspondance aux familles, soit ils rédigèrent des témoignages qu’il réussirent à faire publier par des journaux dès 1916.

On peut alors  revenir sur la première ligne et concevoir que la décision de témoigner pour un  combattant d’alors, comme pour un détenu des camps, représente un changement de posture dans la situation, cette conversion signifiant que le soldat ou le déporté s’est donné la mission de témoigner.

On arrive ainsi à une formulation qui pourrait donner un statut épistémologique au témoin historique : formellement, le témoin historique serait un témoin oculaire qui décide de devenir témoin instrumentaire, par un acte intentionnel congruent à l’institution du témoignage oculaire.

Les affirmations de Primo Lévi (1986) précisent que cette mission a ainsi été vécue par lui, et par d’autres, comme un mandat des disparus, comme si elle surpassait la décision prise volontairement. Comme il avait une formation scientifique, il a tenté de considérer le camp comme un laboratoire, un peu comme s’il en était le naturaliste. D’ailleurs il a commencé par rédiger, dès la libération des camps, en collaboration avec un médecin, un rapport demandé par les autorités soviétiques sur les conditions de vie dans les camps. Son récit Si c’est un homme est empreint de l’intention pédagogique d’expliquer ce qu’il décrit. Tous les ingrédients de la définition du témoin instrumentaire sont là : le mandat ou la mission, l’observation et la mémorisation, l’horizon de l’écriture.

Un modèle problématique

Cette série d’arguments aboutit donc à la formalisation de l’idéal-type du témoin historique à partir des deux autres types. Il s’agit là d’une abstraction qui permet une certaine clarification de ce que nous mettons sous les différentes catégories. Quant à l’application des concepts à la réalité, force est de constater que, si les deux premiers idéal-type réussissent relativement l’épreuve, il n’en va pas de même pour celui de témoin historique, construit à partir des deux autres. Que dire de tous ceux qui ont décidé de rédiger leur déposition après la fin de la guerre ou après la libération des camps, en se basant sur leur mémoire des faits ? Connaît-on d’ailleurs les circonstances dans lesquelles a été mûrie la décision d’écrire ? Que sait-on des processus psychiques qui soudent l’écrivain d’aujourd’hui au combattant du front ou au détenu des camps d’autrefois ?

De façon plus générale, le témoignage historique, à la différence des deux autres, est affaire d’écriture, d’expression personnelle, et nombre de déterminations idiosyncrasiques entrent en compte dans le procès de la rédaction de souvenirs aussi douloureux. Dans cette classe de témoins, à la différence des deux autres pour lesquelles des schémas simples encadrent l’activité de témoigner, on a affaire à une collection d’individualités qui ne sauraient se laisser enfermer dans des traits génériques ; ne serait-ce parce que les situations qu’il s’agit de décrire ou les histoires qu’il faut raconter ne sont pas ordinaires. Car on ne parle de témoins historiques que pour des catastrophes perpétrées par des hommes contre des hommes, il ne s’agit pas d’accidents ponctuels qui peuvent arriver à tout un chacun, mais de l’Histoire venant s’emparer de la trajectoire d’un homme et éventuellement lui inspirer la possibilité de devenir chroniqueur de faits à la limite de ce que peut supporter un être humain.

Au sujet de ce rapport du témoin à l’histoire, il faudrait rectifier le dernier chapitre de mon ouvrage (p. 211-223) sur la distance entre le témoignage et l’historiographie. Dans la mesure où celle-ci n’a pas modifié son cadre  disciplinaire dans l’étude de ces épisodes, le témoin prend en charge le manque évident de leurs récits externes, à savoir leur signification vécue, ou plutôt leur absurdité subie. A propos de l’aberration de la Grande Guerre, de la rupture qu’elle introduit dans l’histoire, et du substitut que représentent les témoignages des combattants, Moris Eksteins (1991) a proposé une version forte du témoignage historique (p. 335) :

« [Les livres parus pendant ou après les hostilités] qui connurent le succès racontaient la guerre du point de vue de l’individu et non de la nation…. C’est à ce niveau seulement que la guerre pouvait avoir un sens, au niveau de la souffrance individuelle. La guerre était affaire d’expérience personnelle, et non d’expérience collective. Elle s’apparentait désormais davantage à l’art qu’à l’Histoire. »

« ... les anciens combattants se rendaient compte que la guerre était « l’axe frémissant de toute l’histoire humaine », selon les termes de José Germain. Si la guerre n’avait pas de signification objective, toute l’histoire humaine se trouverait invariablement télescopée dans l’expérience de chaque individu ; chaque être serait la somme de l’Histoire. »

Sans prendre au mot une conclusion aussi radicale, force est de constater qu’au cours de la Première Guerre mondiale, et plus encore pour la Shoah et les camps staliniens, les témoignages vécus viennent combler une défection de l’historiographie. L’histoire d’épisodes de cette nature ne peut être exclusivement racontée dans un point de vue de surplomb, la vérité historique se situe au moins autant du côté de l’expérience des individus engagés dans ces drames. Reste que ceux-ci ne peuvent raconter que leur trajectoire dans l’épisode, selon le point de vue localisé de quelqu’un qui était à tel moment en tel lieu, et leur récit, écrit comme on l’a vu plus haut dans un style personnel, est ainsi doublement singulier.

Dimension monumentaire

Les citations de Moris Ekstein marquent un tournant dans ce parcours. En essayant de signifier l’adjectif « historique » accolé à la troisième catégorie de témoins, on a détaché celle-ci des deux autres. Témoignage instrumentaire et  témoignage oculaire sont des dispositifs attachés à l’institution judiciaire, laquelle traite d’affaires localisées aboutissant à un ou des procès faisant clôture. La pertinence de ces témoignages, comme celle des autres pièces du procès, est limitée dans le temps par cette clôture. Sans doute les historiens pourront ensuite s’emparer de ces textes pour leurs travaux, mais ils en feront un usage décalé par rapport à leur intention première qui est indexicalement lié aux circonstances dans lesquelles ils ont été produits.

Le témoignage historique, lui, s’adresse aux contemporains, à tous les contemporains ; et, par delà, aux générations futures. Sa portée intentionnelle n’est pas dirigé vers telle ou telle institution, mais il s’adresse à qui voudra bien le recevoir ; il a une portée potentiellement universelle. C’est la dimension monumentaire du témoignage historique.

Cet adjectif néologique reprend la distinction - classique en histoire – entre « monument » et « document ». Selon la définition qu’en propose Jacques Le Goff dans son article pour Encyclopédia Einaudi (1988), le monument est un message adressé avec une certaine solennité, et en vue de leur édification, aux contemporains et aux générations futures ; il fait référence aux stèles érigées en mémoire d’une bataille, aux chroniques relatant la vie d’un roi ou d’un héros, à une oraison funèbre, ou encore aux textes constitutionnels – la Grande Charte, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, etc. Le document, à l’inverse, est un message adressé à un ou des contemporains pour leur faire part d’un événement parfois public, souvent personnel. Sa fonction de communication s’épuise en tout cas dans le contexte historique local.

Le témoignage historique vaut monument en tant qu’il prétend réveiller notre conscience historique, ou au moins nous rappeler que nous héritons de l’expérience des catastrophes du 20è siècle. Ces textes expriment une volonté de témoigner pour ceux qui viendront après eux. D’une certaine façon, ils nous sont adressés ; ou plutôt l’intention de raconter qui a présidé à leur existence visait intentionnellement un public dont nous faisons partie. Le monument pose alors un problème d’intersubjectivité à celui qui le reçoit. Par exemple, si vous passez devant une pierre tombale portant l’inscription « passant, souviens-toi ! », même si vous trouvez la formule un peu convenue, vous ne pouvez esquiver complètement que vous êtes ce passant…

Esthétique du témoignage

Pour atteindre cet objectif, le témoignage historique doit remplir une condition, celle d’en imposer à celui qui le reçoit. Il ne s’agit pas de qualité littéraire au sens de la critique des ouvrages de fiction, mais de l’adéquation de l’écriture à la fonction monumentaire. Un monument inspire le respect par son apparence extérieure, et la forme du témoignage doit aussi imposer la posture de réception correspondant à l’intention du témoin. L’expression – l’organisation des contenus, les procédés narratifs, le style… – doit communiquer au lecteur le mode d’emploi du texte adéquat à sa visée.

Si l’édition des textes n’est pas nécessairement un critère de réussite sur ce plan, la plupart des textes de témoignage non publiés n’ont pas cette qualité monumentaire. Lorsqu’on consulte les textes conservés dans les archives de la Déportation, force est de constater que beaucoup de textes ne touchent pas autant que les ouvrages. Soit ils fournissent les faits perçus et les réactions vécues en omettant de s’adresser à un lecteur potentiel, comme s’ils déposaient devant un tribunal ; d’ailleurs nombre de témoignages recueillis pour le procès de Nüremberg appartiennent à cette catégorie. Soit ils décrivent des atrocités à la manière d’un enregistreur, sans exprimer la façon dont le descripteur les a vécues. Tout se passe comme si les auteurs de ces textes avaient adopté l’attitude normative d’un témoin en justice, ou comme s’ils s’étaient coulé dans le moule du témoignage instrumentaire consignant les faits d’un point de vue d’observateur désengagé.

Ces remarques esthétiques appellent peut-être un travail similaire à celui de Jean Norton Cru, mais avec d’autres critères que ceux qu’il a retenus dans la préface de son ouvrage. Il ne s’agirait pas de traquer les témoins qui racontent des faits qu’ils n’ont pas vus, ni surtout de donner des notes en fonction de la restitution du vécu. La singularité des témoignages historiques empêche d’aller au-delà d’une comparaison des œuvres selon les choix adoptés par l’auteur et les effets de sens qui en résultent.

Mais une telle critique, impliquant une étude des œuvres au second degré, n’est pas nécessaire pour se prononcer sur la réussite d’un témoin du passé à communiquer au lecteur d’aujourd’hui le message qu’il voulait transmettre. Pour autant que ce lecteur reçoit ce texte à la manière dont il lirait une lettre adressée à lui personnellement par un écrivant anonyme du passé, un témoignage sincère n’est-il pas en mesure d’atteindre notre sensibilité d’être humain, notre capacité de nous émouvoir en apprenant le malheur de l’un quelconque de nos semblables ?

Carole Dornier, professeur de littérature, spécialiste du XVIIIe siècle a donné, lors d’un colloque récent, un bon exemple de l’effet de sens produit par la simple lecture d’un témoignage historique. Ce texte faisait référence à un événement connu des historiens de cette époque, une famine importante, due à une sécheresse exceptionnelle lors de l’été 1709, avait frappé les campagnes du centre de la France. Les historiens connaissent cet événement, en ont chiffré les victimes, en ont déterminé les causes autres que climatiques et les conséquences sur l’économie locale, etc. Tout cela, Carole Dornier le savait. Un jour, elle a lu le récit d’un voyageur qui avait traversé la contrée dévastée par cette famine, en relatant dans le détail les scènes auxquelles il avait assisté ;  sa perspective sur l’événement en a été bouleversée. Selon elle, le fait qu’une sensibilité humaine transmette à sa sensibilité la réalité vécue de l’événement, lui avait permis de s’approprier l’événement : ce n’était plus seulement un fait historique, mais un malheur frappant des semblables. Après la lecture d’un témoignage, un événement historique peut ainsi nous devenir proche, comme s’il était arrivé à un membre de notre famille.

Tout ceci limite ce qu’il est possible de faire de ce genre de témoignage dans une perspective universitaire. L’historien, dit Jacques Le Goff, utilise le monument comme un document anonyme ; il considère les produits des témoins historiques comme des témoignages instrumentaires. C’est dénaturer le témoignage historique, contrevenir à son intention, dénier son unicité en le fondant parmi d’autres. Charlotte Wardi (2007 p. 131-135) avertit que les discours sur la Shoah ne peuvent négliger le fait que les témoignages de la Shoah doivent être respectés dans leur singularité, sauf à tomber dans une généralisation qui nivelle la réalité, voire produit un discours de même teneur que celui du projet nazi .

De l’épistémologie à l’éthique

 Ce qui précède concerne moins le problème de la vérité factuelle du témoignage historique que la relation quasi-personnelle qu’il requiert pour sa lecture. Pour être plus précis, ce glissement vers l’éthique est corrélatif du fait que la « vérité » du témoignage sur les catastrophes renvoie moins au détail des descriptions qu’à la mémoire globale de ce qui s’est passé et qui n’aurait jamais dû arriver.

Cette condition morale de la réception a son correspondant dans le dispositif du témoignage oculaire. Dans mon ouvrage, le chapitre sur l’auto-définition est précédé de la présentation (p. 139-155) de la théorie du témoignage de Jeremy Bentham, qui fournit la meilleure démonstration du fait que la vérité de ce que dit le témoin s’enclenche sur la confiance de celui qui l’écoute. Or cette confiance n’est pas une attitude délibérément adoptée – comme je le souligne en reprenant un chapitre de Harold Garfinkel pour commenter Bentham –, c’est la posture naturelle que nous adoptons dans le commerce avec nos semblables, l’attitude qui sous-tend toute forme de communication et de coopération, la composante morale du lien social, enjoignant à chaque partenaire de tabler sur la bonne foi des autres. C’est aussi ce qui impose ordinairement de prendre les choses comme elles apparaissent pour rendre intelligible notre environnement social et la participation à des activités collectives. Bien que des échecs nous aient appris que, parfois, nous ne devrions pas être aussi ingénus, cette naïveté demeure au principe de notre perception du monde. Bien entendu il y a des circonstances, en général professionnelles, dans lesquelles on doit douter de la sincérité d’autrui ; par exemple le policier qui interroge un témoin doit se méfier de ses dires, mais, en reprenant un argument de Bentham, le policier, après cette activité professionnelle, lâche toute suspicion pour retrouver l’attitude naturelle dans les interactions avec ses collègues ou avec sa famille.

De la vérité à la véracité

En revenant pour finir au dispositif du témoin instrumentaire, à quoi correspondrait cette composante morale ? L’assermentation des agents permet-elle de satisfaire aux garanties de vérité que suppose la consultation de leurs rapports ? Même si cette réponse était satisfaisante pour les agents intervenant dans les enquêtes judiciaires actuelles, il serait difficile de l’étendre dans le passé à toutes les formes d’archivage fournissant les documents historiques.

C’est à cause de cela – et parce qu’il récapitule cette seconde série d’arguments – que je vais dire quelques mots du dernier ouvrage de Bernard Williams, traduit sous le titre Vérité et Véracité. Bien qu’il s’agisse de la vérité historique, les adversaires de cet effort argumentaire – désignés comme les « pourfendeurs de la vérité » – ne sont pas les négationnistes, mais les auteurs qui entretiennent depuis les dernières décennies du 20è siècle un climat intellectuel délétère sur n’importe quel type de vérité. A l’origine, la querelle philosophique sur le « réalisme », enclenchée par les débats autour des ouvrages de Kühn et Feyerabend sur l’histoire des sciences. Comme les énoncés des sciences physiques représentent le parangon de la vérité, la mise en cause de leur inexpugnabilité rejaillissait sur beaucoup de vérités, et en particulier sur l’application des adjectifs « vrai » ou « réel » aux faits du passé. Une mésinterprétation de la deuxième considération de Nietzsche sur l’histoire a renforcé ce soupçon.

Un postulat de Williams, qui rencontre les analyses de Bentham, et dont on trouve les prémisses dans la philosophie de Thomas Reid, est que, chaque fois que dans la vie ordinaire nous échangeons des informations, nous nous fondons sur un sens naturel de la vérité sans lequel cette activité s’épuiserait très vite… Cet argument irréfutable suspecte de contradiction performative tous les exposés des pourfendeurs de la vérité.

Sans entrer dans le détail de la « généalogie » de Williams, je résumerai la manière dont l’orientation de son argumentation s’applique à ce dont il est question ici. La notion de vérité historique ne peut se passer d’un soubassement éthique : la véracité de ceux qui la transmettent. L’épistémologie ne saurait rendre compte de ce passage par un moment éthique ; et elle ne peut dénier que, dans la transmission de la vérité comme dans toute relation intersubjective, soient engagées à la fois la confiance du récepteur et l’honnêteté de l’émetteur, ici l’auteur du document. La « valeur de vérité » des énoncés historiques dépendent des « vertus de vérité » de ceux qui les produisent et les transmettent.

Imaginez maintenant la foule des témoins instrumentaires anonymes qui ont rédigés au cours des siècles passés les documents écrits en tous genres – état civil, registres comptables, actes notariés… – , qui représentent aujourd’hui les ressources sur lesquelles les historiens valident leurs propositions sur le passé !  Pour écrire l’histoire, force est de faire confiance à ces scribes inconnus, donc de postuler qu’ils étaient animés d’un souci d’exactitude, de tenir leur production pour sincère et digne de foi. Bien entendu ce postulat n’empêche nullement la critique des documents, selon des méthodes canoniques dans la discipline, mais au terme des opérations de contrôle, il y a bien un acte de foi implicite dans le passage de leur résultat négatif à la conclusion que le document est authentique.

Si cet acte de foi n’est pas remarqué par les historiens, c’est pour la même raison que la confiance spontanée à l’égard de nos interlocuteurs n’attire pas l’attention : cette attitude naturelle va de soi, sauf problème ou raison spéciale de douter. Elle n’appartient donc pas au même registre que les vertus de la vérité thématisées par Williams. Néanmoins ce phénomène de confiance, socle moral de toutes nos activités, devient plus saillant lorsqu’on s’intéresse à l’épistémologie des témoignages.

Conclusion

Le titre de l’ouvrage de Williams exprime le mouvement de son argumentaire : une démarche épistémologique en sciences humaines ne peut éviter le détour par les exigences morales attachées à la communication. Mes recherches sur le témoignage, basées sur les différentes théorisations de ce phénomène, ont abouti à ce glissement, comme l’illustre la série des arguments ici avancés. La description du témoignage historique ne saurait faire l’impasse sur son adresse universelle et le type particulier d’interpellation qu’elle impose à son lecteur. Et la nécessité d’inclure un impératif éthique s’étend aux descriptions des autres catégories de témoignage, indépendamment du fait que la critique textuelle ou l’expérimentation psycho-sociologique ont pu démontrer qu’ils pouvaient contenir des erreurs. Bien que se soient révélées fausses certaines archives que les historiens avaient tenues pour authentiques, bien que des témoignages que les magistrats avaient acceptés comme preuves se soient avérés frauduleux, ni l’historiographie, ni la justice pénale, ni nous-mêmes qui sommes concernés par l’activité de ces institutions ne pouvons en tirer la conclusion qu’il faut se passer des témoins instrumentaires et des témoins oculaires. Le raisonnement homothétique de Bentham constitue sur ce point l’argument décisif : bien qu’on nous ait menti à maintes reprises, nous n’avons jamais cessé de faire confiance a priori aux affirmations des autres, réservant pour la suite l’éventualité de les suspecter et de les vérifier. Le doute systématique de Descartes est une fiction philosophiquement utile dans son contexte, mais, dans la vie ordinaire, nous ne saurions communiquer et agir avec d’autres partenaires sans tabler sur leur bonne foi. Et en particulier quand ils réfèrent leurs affirmations à l’expérience vécue, ce serait renoncer à toute information que de douter de leur véracité.

 

 

 

Bibliographie


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