L’Esprit du roman. Œuvre, fiction et récit

Entretien avec Jon-Arild Olsen

Jon-Arild Olsen a étudié la littérature française à l’Université d’Oslo où il a obtenu le grade de Doctor artium en 2002. Il a publié plusieurs articles en norvégien et en français sur la théorie de la littérature et du cinéma. Cet entretien porte sur L’Esprit du roman. Œuvre, fiction et récit (Berne, Peter Lang, 2004).

 

Par Sylvie Patron

Sylvie Patron : L’Esprit du roman apparaît dans un paysage éditorial marqué par la publication, principalement en anglais et, dans une moindre mesure, en allemand, de nombreux articles et ouvrages, individuels et collectifs, consacrés à la théorie du récit sous toutes ses formes. Pour quelle raison avez-vous choisi de publier votre ouvrage en français ? Comment vous situez-vous parmi les différents courants de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la narratologie «postclassique» ?

Jon-Arild Olsen : Je trouve difficile de me situer dans un courant particulier de ce que vous appelez la narratologie «postclassique». En dehors des «classiques» de la narratologie (Percy Lubbock, Käte Hamburger, Gérard Genette) et de quelques travaux d’inspiration phénoménologique, qui portent plutôt sur la question de la représentation fictionnelle (Roman Ingarden, Félix Martinéz-Bonati), les contributions qui m’ont le plus influencé dans l’écriture de ce livre relèvent de la théorie esthétique telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans la philosophie de tradition analytique. Ces contributions s’intéressent surtout aux problèmes liés au statut de l’œuvre littéraire ainsi qu’à celui de la fiction, et dans un moindre degré au statut du récit qui, dans la tradition analytique, a surtout été discuté dans le cadre de débats portant sur le statut épistémologique des sciences historiques. Parmi les contributions récentes à la narratologie, c’est sans conteste celles de Dorrit Cohn, de Marie-Laure Ryan et de Jean-Marie Schaeffer qui m’ont le plus profondément influencé du fait qu’elles accordent enfin au statut fictionnel du roman tout l’intérêt que mérite à mon avis cette question.

Le choix d’écrire cet ouvrage en français s’est imposé pour plusieurs raisons. La principale était que son écriture a eu lieu au Département des langues romanes et classiques à l’Université d’Oslo. Bien que l’anglais soit largement dominant dans la production scientifique norvégienne, il est encore habituel d’écrire dans les autres langues européennes dans les départements où l’on étudie ces langues.

S. P. : Parmi les nombreux intérêts que présente votre livre, il y a celui d’exposer et de mettre en perspective les thèses d’un certain nombre d’auteurs qui ne sont pas traduits en français : je pense à Félix Martínez-Bonati, à Kendall Walton ou à Marie-Laure Ryan, par exemple. Avez-vous conscience de jouer un rôle de médiateur ? Il y a aussi beaucoup d’auteurs qui ne figurent pas dans votre bibliographie. Pouvez-vous expliquer ces choix ?

J.-A. O. : Une autre raison d’écrire ce livre en français était de faire mieux connaître au public français des contributions récentes en théorie esthétique, en philosophie de l’esprit et en pragmatique cognitive qui permettent, à mon avis, de formuler de nouvelles réponses à un certain nombre de questions traditionnelles en théorie littéraire. Si je n’avais pas écrit le livre en français, je l’aurais fait en anglais, mais comme ces contributions sont facilement accessibles dans cette langue (bien que souvent encore mal connues dans les départements de littérature), il m’a semblé, de ce point de vue, plus utile d’écrire en français.

L’absence de certains auteurs dans ma bibliographie s’explique par le fait que je n’ai pas cherché à recenser toute la littérature consacrée à chaque thème abordé. Il existe déjà de nombreux articles et ouvrages qui présentent l’état de la recherche en narratologie. Mon ambition était de faire avancer cette recherche plutôt que de donner une idée exhaustive de son état actuel. J’ai donc choisi de limiter le plus possible mes références aux seuls auteurs dont les thèses sont discutées dans le texte même. Le choix de ces auteurs s’est fait selon plusieurs critères : l’intérêt intrinsèque des thèses qu’ils défendent, la clarté de leur argumentation et finalement leur notoriété. Aucun de ces critères n’est évident à appliquer ; en plus ils ne vont pas tous dans le même sens. Je me rends donc compte que certains choix prêtent à discussion, mais j’ai surtout voulu éviter de noyer les choix et les préférences que toute recherche implique nécessairement sous un déluge de références souvent peu utiles quand le lecteur ne saisit pas clairement comment l’auteur se situe par rapport à elles.

S. P. : L’Esprit du roman : comment faut-il comprendre ce titre ? Quant aux éléments qui composent le sous-titre, Œuvre, fiction et récit, comment sont-ils reliés entre eux ? Le roman est-il entièrement épuisé par cette définition ?

J.-A. O. : Par le choix de ce titre je souhaitais signaler que la théorie de l’esprit joue un rôle central dans mon livre en même temps que mon ambition de présenter une analyse de l’«essence» du roman. Les trois éléments du sous-titre indiquent les traits qui permettent, selon moi, de définir le roman : le roman est une œuvre littéraire, c’est-à-dire un discours verbal dont la principale fonction consiste à procurer à ses lecteurs une expérience esthétique ; le roman est aussi une fiction, c’est-à-dire un discours dont le lecteur est invité à imaginer le contenu et parfois la communication ; le roman est enfin un récit, c’est-à-dire une explication intentionnelle d’actions humaines. Chacun de ces traits définitionnels est par la suite discuté dans l’une des trois parties du livre.

Cette définition permet de distinguer le roman des autres genres littéraires, mais elle n’épuise bien évidemment pas son objet. Les différentes formes empruntées par le roman au cours de son historie se distinguent surtout par des caractéristiques thématiques que cette définition ne prend pas en compte. Elle prend appui plutôt sur des caractéristiques que l’on pourrait qualifier de formelles dans le sens où elles peuvent être associées à des types de contenu fort différents. Plutôt que la nature de ce qui est communiqué, ces caractéristiques concernent la nature de l’acte de communication. Comme j’essaie de le montrer notamment au cours des deux derniers chapitres, cette définition permet toutefois de mieux cerner les traits caractéristiques de différents sous-genres du roman ainsi que de romans particuliers.

S. P. : Comment définissez-vous le cadre théorique dans lequel s’inscrit votre étude des traits définitionnels du roman ?

J.-A. O. : L’étude de ces traits définitionnels bénéficie d’un même cadre théorique, celui que leur fournit une certaine approche de la théorie de l’esprit que, par différence avec diverses approches réductionnistes, je qualifie de théorie «mentaliste». À mon avis, les explications réductionnistes ne prennent pas suffisamment en compte les caractéristiques subjectives et qualitatives des états mentaux. Sans pour autant nécessairement nier la possibilité d’une explication scientifique des états mentaux, la théorie mentaliste accorde toute son attention à la description et à l’analyse de ces caractéristiques subjectives et qualitatives. À l’intérieur de ce cadre théorique fondamental, je discute les thèses provenant aussi bien de la narratologie que de la théorie esthétique contemporaines. Mais pour revenir à votre première question, le choix de ce cadre théorique fait que je me sens assez éloigné des courants de la narratologie contemporaine qui s’inspirent des sciences cognitives fortes ainsi que de la théorie des mondes possibles.

L’adoption de l’approche mentaliste en théorie de l’esprit comme cadre théorique fondamental permet à mon avis de faire avancer la théorie du roman en contribuant de façon décisive au développement et au renouvellement de ses concepts fondamentaux. C’est ainsi que dans la première partie de mon livre, la théorie de l’esprit permet de formuler des réponses plus précises à toute une série de questions qui se posent traditionnellement au sujet de l’importance des intentions de l’auteur dans leur rapport à l’identité et aux fonctions de l’œuvre littéraire. Dans la deuxième partie, la théorie de l’esprit donne les moyens d’analyser la participation imaginative des lecteurs à la fiction comme reposant sur l’exercice d’une capacité psychologique de simulation mentale. Dans la vie quotidienne, cette capacité sert surtout à attribuer des états mentaux à autrui. Dans la participation imaginative à la fiction, son exercice est principalement motivé par le désir d’obtenir des expériences esthétiques satisfaisantes. La troisième partie de mon livre est consacrée à l’examen du statut narratif du roman. La théorie de l’esprit, par le biais de la notion de causalité intentionnelle, permet de défendre une conception du récit comme mode d’explication parfaitement légitime d’actions humaines. Je soutiens que cette explication n’est pas une forme arbitraire imposée aux actions qu’elle prend pour objet, mais qu’elle épouse la structure des intentions des agents.

S. P. : La première partie de votre livre contient une critique radicale de l’anti-intentionnalisme dans la théorie et plus généralement les études littéraires. Pourriez-vous rappeler ce dont il s’agit ? Quelle est l’originalité de l’approche de l’œuvre littéraire que vous proposez ?

J.-A. O. : Par «anti-intentionnalisme» je désigne l’idée selon laquelle l’identité de l’œuvre littéraire se laisserait déterminer indépendamment des intentions de l’auteur. Cette idée est devenue un véritable dogme dans les études littéraires. Le formalisme, le structuralisme et la sémiologie sont trois courants qui ont fortement marqué la théorie littéraire au cours du siècle dernier. Parmi les nombreux points que partagent ces courants, on trouve notamment leur attitude anti-intentionnaliste et le fait que la linguistique ait été leur principale source d’inspiration. La coprésence de ces deux traits communs n’est nullement fortuite : depuis ses débuts saussuriens, la linguistique moderne s’est longtemps méfiée de la psychologie dans l’élaboration et la mise à l’épreuve de ses concepts. Or, depuis une vingtaine d’années maintenant, on observe, au sein de la linguistique, un fort intérêt pour les théories de l’esprit. De plus en plus de linguistes reconnaissent en effet la priorité du contenu des états mentaux sur le contenu des significations proprement linguistiques. Ces linguistes pensent que ce sont d’abord les états mentaux qui possèdent un contenu et que le contenu des énoncés est dérivé de celui des états mentaux. Cette priorité est admise parce qu’il est clairement apparu que les significations générées par le système de la langue ne correspondent pas au sens que les locuteurs communiquent au moyen de leurs énoncés : ce sens, comme on dit, est sous-déterminé tant qu’on l’appréhende d’un point de vue strictement linguistique.

C’est ce même ordre de priorités que j’adopte dans la description de la nature intentionnelle de l’œuvre littéraire. Sans être particulièrement originale en elle-même, la version de la thèse intentionnaliste que je défends est cependant plus radicale que celles que l’on trouve habituellement dans la littérature consacrée à ce sujet. Je propose ainsi une conception strictement intentionnaliste du sens. Contre les avocats de l’anti-intentionnalisme qui considèrent ordinairement le cas des échecs communicatifs imputables au locuteur comme la preuve la plus puissante contre toute définition intentionnaliste du sens, je montre qu’il faut distinguer entre les intentions communicatives et les intentions informatives du locuteur et que l’éventuel échec des premières ne change en rien le sens imposé à l’énoncé par les dernières. Le sens de l’énoncé survit ainsi à l’éventuel échec de la communication. La théorie de l’esprit me sert aussi à développer une description plus précise des divers rôles occupés par l’auteur et ses lecteurs dans divers aspects de l’expérience littéraire qui débordent la communication strictement définie. D’abord, au moyen de la distinction qu’elle établit entre intentions locales et intentions globales, la théorie de l’esprit permet d’expliquer l’organisation discursive des énoncés sans qu’il soit nécessaire de recourir aux hypothèses, aujourd’hui largement compromises, concernant l’existence d’une grammaire textuelle. Ensuite, la théorie de l’esprit me permet d’établir une distinction entre sens et style. Cette distinction est établie en fonction de la nature des intentions qui interviennent dans les deux cas : tandis que le sens est constitué d’intentions ouvertes destinées à être inférées par l’interlocuteur dans le cadre d’une interaction communicative, le style est le résultat d’intentions qui ne cherchent pas à se faire reconnaître par autrui dans le cadre d’une telle interaction. Finalement, une analyse plus précise de la structure psychologique de l’expérience esthétique permet de réfuter ce qui me semble constituer la principale motivation commune à toutes les variantes de la thèse anti-intentionnaliste que l’on trouve dans la théorie littéraire. Cette motivation commune est la supposée incompatibilité entre la fonction communicative et la fonction esthétique de l’œuvre littéraire. Je montre que cette incompatibilité n’est pas réelle pour la raison suivante : dans l’expérience esthétique, l’appréciation ne se substitue pas à la compréhension, mais prend au contraire la compréhension pour son objet ; ce qui est apprécié, c’est l’activité de compréhension qui se déroule selon les mêmes principes qui régissent nos interactions communicatives de tous les jours. La fonction esthétique n’abolit donc aucunement la fonction communicative de l’œuvre littéraire.

S. P. : Parmi les thèses fortes contenues dans la deuxième partie, j’en retiendrai une, qui est celle de la double nature de la fiction. D’où vient cette thèse ? Quelles en sont les implications ?

J.-A. O. : J’aurais du mal à attribuer à un auteur particulier la thèse selon laquelle la fiction est à la fois réellement fictive et fictivement réelle. Comme c’est souvent le cas dans le domaine des sciences humaines, elle part d’une réflexion facilement accessible et qui, partant, a été faite par de nombreux auteurs à toutes les époques. Des remarques sur la double nature de la fiction sont particulièrement fréquentes dans les réflexions sur le théâtre du fait que ses manifestations y sont particulièrement frappantes. Mais il s’agit presque toujours de remarques faites en passant et sans qu’on en tire toutes les conséquences nécessaires. Si mon livre contribue à quelque chose, c’est dans le sens où il fait de cette double nature un critère central que toute analyse adéquate de la fiction doit satisfaire. Parmi les auteurs récents qui ont été particulièrement sensibles à la double nature de la fiction, il faut surtout mentionner Nicholas Wolterstorff et Kendall Walton.

Sur le plan du contenu fictif, la description de cette double nature est facilitée par l’existence de distinctions terminologiques traditionnelles comme celle entre «personne» et «personnage». Dans le roman, les manifestations de la double nature de la fiction ne sont cependant pas limitées à la seule histoire. En effet, le romancier n’invente pas seulement une histoire, il invente aussi la narration de cette histoire. Sur le plan de la narration, la manifestation la plus évidente de la double nature de la fiction consiste en le caractère paradoxal du statut vériconditionnel des énoncés fictionnels. Les phrases qui dans la réalité sont des énoncés fictionnels dépourvus de valeur de vérité, fonctionnent à l’intérieur de la fiction comme des affirmations vraies ou fausses. Leur double statut vériconditionnel s’explique par leur double origine réelle et fictive : ces phrases sont à la fois réellement imaginées par l’auteur et fictivement affirmées par un personnage. Notons enfin que les manifestations de la double nature de la fiction ne se limitent pas au statut vériconditionnel des énoncés, mais comprennent l’ensemble des aspects intentionnels du discours : son genre, son style, etc. Ceux-ci peut devenir l’objet de descriptions apparemment contradictoires selon qu’ils sont attribués à l’auteur ou au narrateur. Ces affirmations contradictoires au sujet des mêmes objets et des mêmes événements fictionnels peuvent pourtant être également vraies, car elles les envisagent selon deux perspectives différentes. À cette double nature correspond aussi une double attitude chez le lecteur qui, au sujet de la fiction, adopte simultanément deux perspectives mutuellement exclusives : dans la perspective externe, le lecteur apprécie la fiction comme l’œuvre de l’auteur ; dans la perspective interne, le lecteur participe lui-même à la fiction en imaginant lire une narration plus ou moins véridique produite par le narrateur fictif. La fiction contribue ainsi puissamment au potentiel artistique du roman en exigeant du lecteur un double engagement qui ne connaît aucun équivalent dans la lecture du récit factuel. Une partie importante du plaisir esthétique que procure la lecture d’un roman provient précisément de l’interaction des deux perspectives adoptées simultanément par le lecteur.

S. P. : En ce qui concerne le statut narratif du roman, qui fait l’objet de la troisième partie, en quoi l’approche que vous proposez se sépare-t-elle de l’approche narratologique classique?

J.-A. O. : De nombreux narratologues ont voulu analyser le récit à la façon d’une forme pure, indépendamment des emplois factuel ou fictionnel qui en sont faits. Dans ce but, ils ont formé l’hypothèse suivant laquelle le récit est la manifestation d’une grammaire narrative. Selon cette hypothèse, le récit serait généré par un ensemble de conventions syntaxiques et sémantiques analogues à celles qui sont à l’origine de la structure et de la signification des phrases dont le récit est composé. À la place de cette hypothèse, je définis le récit comme une explication intentionnelle d’actions humaines. Cette explication n’est pas une forme arbitraire imposée aux actions qu’elle prend pour objet, mais elle épouse la structure des intentions des agents. Nonobstant cette homologie avec les intentions des agents, l’histoire ne se confond pourtant pas avec l’expérience immédiate que les agents font de leurs propres actions. L’histoire est bien plutôt le résultat d’une explication rétrospective, autrement dit une narration, de ces mêmes actions. Par son caractère rétrospectif, la narration peut décrire et expliquer les actions en fonction de leurs conséquences lointaines, conséquences qui n’étaient ni prévues ni souvent prévisibles par les agents.

L’application à divers types de roman des concepts d’histoire et de narration ainsi définis donne les moyens de décrire plusieurs aspects négligés ou mal compris du roman. Ainsi, il s’avère que bon nombre de romans ne sont pas des fictions narratives au sens strict. Ces romans comportent certes une histoire ; leur discours fictif n’est pas pour autant de nature narrative, mais de nature dramatique. C’est notamment le cas des romans dont le discours fictif et les événements qu’il rapporte prétendent à une certaine simultanéité : le monologue intérieur, la correspondance par lettres et le journal intime en sont trois exemples typiques. Cette approche permet également de répondre à quelques questions classiques qui se posent dans le domaine de la narratologie : Comment analyser les différents points de vue qui structurent le récit ? Comment analyser la narration traditionnellement qualifiée d’omnisciente ? Dans les réponses que je donne à ces questions, j’insiste sur les contraintes épistémiques qui découlent des capacités naturelles de l’esprit humain, notamment en ce qui concerne notre accès à l’esprit d’autrui. Ces contraintes épistémiques imposent des limites aussi bien à nos possibilités de prévoir les actions d’autrui a priori qu’à la précision des explications que nous sommes capables d’en proposer a posteriori. Certes, rien n’empêche la fiction d’outrepasser ces limites, mais de telles transgressions par rapport aux capacités naturelles de l’esprit doivent être thématisées dans la fiction. C’est dans cette optique que je m’intéresse finalement au cas d’un type de roman où l’auteur semble abandonner toute ambition d’imiter un quelconque discours factuel. Il s’agit des romans traditionnellement appelés «omniscients». Le problème posé par ces romans peut se formuler au moyen de la question suivante : comment, dans le cadre d’une fiction par ailleurs globalement réaliste, imaginer un narrateur qui produit un discours qui se joue de toutes les contraintes épistémiques caractéristiques de la communication humaine ? Le narrateur omniscient paraît en effet capable de lire les pensées de tous les personnages sans distinction ; il semble capable d’observer leurs moindres faits et gestes sans que sa présence n’apparaisse pourtant à personne ; enfin, il semble doué d’une mémoire éléphantesque dont il use pour citer longuement les pensées et les discours des personnages. La solution que je propose à ces problèmes consiste à attribuer la narration du roman omniscient directement au romancier lui-même : contrairement à une idée aujourd’hui communément acceptée, le romancier peut représenter les événements fictifs sans feindre de raconter des événements réels.

S. P. : Quels prolongements comptez-vous donner à ce livre ?

J.-A. O. : J’occupe actuellement un poste administratif à l’Université d’Oslo qui ne me laisse pas beaucoup de temps pour la recherche. Je continue bien sûr à m’intéresser aux questions abordées dans ce livre, mais d’une manière qui doit plus à mes curiosités intellectuelles et désirs de lecture du moment qu’à cette approche systématique, et donc parfois un peu ennuyeuse, qu’exige l’accomplissement d’un projet de recherche. Le prolongement le plus important à ce jour est un article paru l’année dernière dans Poétique où j’applique au cinéma certaines des thèses développées dans ce livre au sujet du roman. Mon intention était de développer plus amplement les propositions avancées dans cet article, mais il s’est avérée difficile d’obtenir les fonds nécessaires pour mener ce travail à bien, en partie pour des raisons qui tiennent au frontières encore assez étanches qui existent en Norvège entre les études littéraires d’un côté et les études de la communication et du cinéma de l’autre. Je suis donc revenu à ma discipline d’origine et je suis actuellement en train de préparer un projet qui propose de développer la théorie du style présentée dans la première partie de mon livre.

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