Fictions du pragmatisme


Entretien avec David Lapoujade

 

Propos recueillis par Frank Wagner

 

Né à Paris en 1964, David Lapoujade exerce des fonctions de maître de conférences à l’université Paris I.

Il est l’auteur de nombreux articles et communications sur les frères James, mais aussi sur Bergson et Deleuze.

Il a en outre publié William James. Empirisme et pragmatisme (PUF, 1997, puis Les Empêcheurs de penser en rond, 2007), et édité le Précis de psychologie de William James (Les Empêcheurs de penser en rond, 2003), ainsi que deux recueils de textes posthumes de Deleuze, L’île déserte et autres textes (Minuit, 2002), et Deux régimes de fous (Minuit, 2003). Il vient de publier, aux Editions de Minuit, Fictions du pragmatisme, une lecture croisée des oeuvres de William et Henry James.

 

Frank Wagner : Votre ouvrage, Fictions du pragmatisme (Paris, Editions de Minuit, collection « Paradoxe », 2008), consiste en une lecture croisée des œuvres de William et Henry James. Or vous signalez vous-même que l’« on peut certes imaginer une étude qui opposerait les frères James point par point » (p. 120). Dans la mesure où cette tentation de lecture est sans doute la plus répandue, on peut estimer que votre parti pris inverse possède une dimension paradoxale. Pourriez-vous éclairer l’origine de votre projet, ainsi que les étapes successives de sa genèse ?       

David Lapoujade : la dimension paradoxale dont vous parlez, je dois bien avouer ne pas l’avoir perçue d’emblée, mais plutôt à la fin. J’ai d’abord travaillé sur William James auquel j’ai consacré un livre d’introduction, il y a une dizaine d’années, et j’ai ensuite écrit quelques articles sur Henry James. L’idée de les rapprocher était ancienne ; elle venait d’un cours de Deleuze sur Leibniz à l’université de Saint-Denis au milieu des années 80. Mais il s’est passé beaucoup de temps avant que je me lance dans cette étude sur les deux frères.

Ce à quoi j’ai d’abord été sensible, par-delà des différences manifestes, c’était à une sorte de fonds commun, une même sensibilité aux expériences micropsychiques. William James est l’un de ceux, après Leibniz, qui a accordé le plus d’importance aux « petites perceptions », à ce qu’il appelle les « franges » de l’expérience. On le voit, notamment à travers la description qu’il donne du « courant de conscience ». De ce point de vue, le rapprochement avec Henry James était inévitable, tant cet aspect a d’importance chez lui. Je suis même étonné qu’on n’ait pas remarqué plus tôt que le véritable inventeur en littérature du « courant de conscience », ce n’est ni Virginia Woolf ni Dujardin ni Joyce, mais bien Henry James. Aucun récit ne correspond davantage à la description qu’en donne William James dans ses textes de psychologie que ceux de son frère. Très vite, leurs différences m’ont semblé moins importantes que ce qui leur était commun. Mais avoir quelque chose en commun ne veut pas dire se ressembler. Je n’ai pas cherché des ressemblances, mais un fonds commun qui me permettait de circuler de l’un à l’autre, par-delà leurs différences et, parfois même, grâce à elles. C’est un peu comme chez Bergson lorsqu’il décrit l’évolution de la vie : il y a des lignes divergentes qui n’ont aucune ressemblance entre elles, mais sont animées par des tendances ou des problèmes analogues. À l’absence de ressemblance extérieure, il faut par conséquent substituer des analogies intérieures, en profondeur.

F.W. : Précisément, pourriez-vous nous donner un aperçu schématique de l’ensemble des « analogies internes » que vous identifiez entre l’esthétique littéraire de Henry James et le pragmatisme de William James, comme de la structure de la démonstration à laquelle vous vous livrez pour mettre au jour ces divers points de tangence entre leurs deux œuvres ?

D. L. : Il n’y a pas de « structure de démonstration » à proprement parler. Je veux dire : ma démarche est beaucoup moins réfléchie que votre question ne le laisse supposer. S’il y a une méthode, elle opère de manière assez désordonnée, en fonction des résonances d’une œuvre à l’autre. Ma méthode n’a rien de comparatiste à proprement parler parce que lorsqu’on compare, il faut tout dire deux fois, une fois pour l’un, une fois pour l’autre. Dans le cas présent, il s’agit plutôt de passer de l’un à l’autre par des systèmes de renvois, de relais, de prolongements ou de bifurcations.
Mais cela n’aurait pas été possible si, comme vous le dites, j’avais considéré d’un côté une « esthétique littéraire » et de l’autre une philosophie pragmatique, si j’étais parti d’une scission préexistante entre les deux domaines. C’est la raison pour laquelle, dès le premier chapitre, je pars d’un problème général (celui des relations entre expériences diverses) qui concerne aussi bien la littérature que la philosophie. Je ne pars pas de deux champs distincts, déjà constitués, mais, conformément à ce que disent les deux James, de « morceaux d’expériences », dont les uns appartiennent à des récits (nouvelles ou romans), les autres à des descriptions ou des propositions théoriques (essais ou articles) et qui peuvent se combiner entre eux de diverses façons.

Par exemple, on sait que William James propose une nouvelle définition de la vérité, conçue comme un processus de vérification : selon James, une idée n’est pas vraie en elle-même, elle devient vraie au fur et à mesure qu’on en expérimente les effets. Je n’ai pas cherché une idée qui « ressemble » à cette thèse dans les romans de James puisqu’elle était déjà très clairement formulée chez William James ; et puis cela m’aurait conduit à ne plus voir dans les textes littéraires qu’une simple illustration ou exemplification des textes philosophiques. Mais je me suis demandé : à quoi correspond la recherche de la vérité pour les personnages de James ? Quels rapports entretiennent-ils avec cette idée ? Comment agissent sur eux les idées « vraies » ? Or on sait bien que certains personnages de James se font une certaine idée d’eux-mêmes et du monde que rien ne doit contredire, qu’ils vivent enfermés dans cette idée. À leur manière, ce sont des dogmatiques dont les idées apparaissent comme des modes de falsification de l’expérience. C’est ce que ne cesse de décrire Henry James avec un génie incomparable, la manière dont les individus ne voient pas ce qui se passe, dont ils passent à côté de signes parfois évidents pour d’autres, leur manière de falsifier ou de tronquer les expériences. C’est là que se fait jonction avec William James, dont le pragmatisme est inséparable d’une guerre incessante contre tout dogmatisme. Aucune « ressemblance » donc, mais un problème commun que chacun examine avec ses moyens propres, sans même savoir que l’autre fait la même chose, que tous deux examinent l’effet dramatique du dogmatisme (la croyance que certaines vérités préexistent à l’expérience que nous en faisons) sur la pensée et sur les vies.

F.W. : Ce rejet du dogmatisme, que vous identifiez chez les frères James, semble également à l’œuvre dans votre méthode. Très souvent, en effet, les ouvrages « philosophiques » traitant de littérature tendent à escamoter les propriétés littéraires de leur objet, alors qu’à l’inverse nombre d’ouvrages disons formalistes négligent pour leur part la question du « sens ». Or l’une des particularités remarquables de votre livre tient à ce que vous y conciliez une très dense information philosophique et une attention non moins aiguë aux spécificités textuelles (qu’elles soient linguistiques, stylistiques ou narratives). Cette approche vous a-t-elle été « dictée » par les œuvres que vous étudiiez, ou correspond-elle à une position plus générale sur le plan des options méthodologiques à mobiliser ?

D. L. : une fois encore, il n’y a pas de méthode définie sinon celle de prendre des « morceaux d’expérience » et de les décrire dans toutes leurs composantes, en rapport les uns avec les autres. Alors oui, d’une expérience donnée, on peut extraire des « composantes philosophiques » comme vous le dites, aussi bien que des composantes linguistiques, stylistiques ou narratives. Comme le dit William James, quand on décrit une expérience, il faut y mettre tout ce qu’elle contient, mais n’ajouter aucune interprétation qui lui soit transcendante. Tout mettre, mais ne rien ajouter, c’est le principe d’une description proprement empiriste selon William James et peut-être aussi un principe de méthode.

F.W. : Le pragmatisme semble donc pour vous autre chose et davantage qu’un simple objet d’étude. Pourriez-vous éclairer le rôle que joue la « tiercéité » dans l’œuvre des James et – si l’hypothèse vous paraît recevable – dans votre propre ouvrage ?

D. L : c’est une notion empruntée à Peirce qui en forge le concept ; il s’en sert comme d’une catégorie qui vaut dans tous les domaines (métaphysique, cosmologique, logique, sémiotique, etc.). Je ne lui donne évidemment pas la même extension, mais elle me permet de relier à nouveau les deux œuvres. Très schématiquement, on peut dire que la tiercéité décrit tout processus sémiotique en tant qu’il se fait. Or, la signification, considérée en tant que processus, ne réclame pas deux termes (un signifiant et un signifié, un sujet d’énonciation et un sujet d’énoncé), mais bien trois termes : un signe, un objet et l’« interprétant » qui rapporte le signe à son objet sous un certain rapport. Un, deux trois, c’est comme une sorte de triangle ou les trois temps d’un processus sémiotique sans cesse mouvant.

Or, il est frappant de voir que chez Henry James tous les récits s’organisent de cette manière. On trouve invariablement un personnage focal (le signe), une situation (l’objet) et un narrateur extérieur (l’interprétant). Tout processus narratif s’organise selon cette triangulation ; ou plutôt il n’y a de processus narratif que parce que cette triangulation favorise la prolifération des significations. Cela ne veut pas dire que les romans obéissent à une structure triangulaire ; cela veut dire que, chez les James, tout processus de signification se fait par triangulation. Comme le dit Henry James, si vous n’avez que deux termes, une conscience et son monde, une femme qui aime un homme sans le lui dire, vous n’avez pas d’intrigue parce que vous n’avez pas de relation. D’autres peuvent y voir la matière d’un roman possible, pas James. Pour qu’il y ait un récit, il faut nécessairement trois termes : la femme, l’homme et leur relation (décrite par un narrateur extérieur). Tout lecteur de James le sait bien : il ne s’agit pas de savoir ce que pense un personnage, il s’agit toujours de savoir ce qu’il pense de ce qu’un autre a dit ou fait.

F.W. : Lors de votre réponse à ma première question, vous présentiez Henry James comme « le véritable inventeur du « courant de conscience ». Tel que vous le décrivez (pp. 72-73 notamment), son « perspectivisme » est tout à fait spécifique. Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste  cette spécificité ?

D. L : William James décrit le « courant de conscience » comme un flux continu dans lequel on peut néanmoins pratiquer des sortes de coupes transversales, ce que James appelle des « champs de conscience ». Dans un champ de conscience, il y a d’une part ce qui est actuellement conscient, mais aussi ce qui cesse tout juste de l’être, ce qui ne l’est pas encore et va le devenir, mais aussi ce qui a toujours été perçu confusément, ce qu’on a toujours redouté d’apprendre, etc., ce que William James appelle les « franges ». Les franges jouent un rôle souterrain très actif, d’autant plus actif qu’il est le plus souvent ignoré par la conscience « claire ». Il revient par conséquent au « psychologue » d’étudier, de décrire ces franges qui sont l’ombre de la conscience claire. Autrement dit, il faut deux points de vue, le point de vue de la conscience claire sur elle-même et le point de vue d’une autre conscience sur ses « franges » obscures.

Or, ce dispositif par lequel une conscience est à la fois perçue du dedans (par elle-même) et du dehors (par une autre conscience) est exactement celui qu’on retrouve chez Henry James : la conscience du personnage focal est décrite telle qu’elle s’apparaît à elle-même, mais aussi telle que le narrateur la perçoit, ce qu’on appelle le plus souvent, non sans ambiguïté, une structure de « focalisation interne ». Elle ne rend pas suffisamment compte du fait qu’il faut deux points de vue (emboîtés l’un dans l’autre) pour la construire, qu’il faut par conséquent trianguler l’expérience. Car on retrouve bien la tiercéité initiale : une conscience, un monde et un observateur extérieur.

F.W. : « Naturaliste » n’est pas un adjectif qui vient spontanément à l’esprit lorsque l’on évoque l’œuvre de Henry James. Pourtant, vous l’utilisez de façon très convaincante à son propos (p. 158 et passim). En quoi est-il possible, en faisant abstraction des taxinomies de l’histoire littéraire traditionnelle, de parler du « naturalisme » de James ?

D. L : on présente parfois James comme un auteur très intellectuel. On dit que ses personnages sont trop intelligents, inutilement ratiocinants, surtout dans les grands romans de la fin, Les Ambassadeurs, La Source sacrée. Mais c’est parce qu’on oublie le rôle des nerfs. Il y a tout un « nervosisme » chez James qui fait que, si ses personnages sont intelligents, c’est d’abord parce qu’ils sont terriblement nerveux. Les affects, les ondes nerveuses, voilà ce qui constitue le « naturalisme » de Henry James Cela recoupe le parallélisme psychophysiologique de William James concernant l’émotion. L’exemple est resté célèbre : ce n’est pas parce qu’on est triste qu’on pleure, c’est au contraire parce qu’on pleure qu’on est triste. Le même ordre se retrouve dans les romans : c’est d’abord parce qu’on est nerveux qu’on a peur ; c’est la nervosité qui rend intelligent justement parce que l’intelligence a pour fonction d’anticiper sur tout ce qui pourrait menacer sa domination. Quel lecteur n’a pas senti cette constante nervosité affleurer dans le moindre de ses récits ? De ce point de vue, on ne peut être que stupéfait par ceux qui voient en James un auteur chez qui le corps est absent.

F.W. : Tout en leur reconnaissant un certain intérêt, vous présentez les lectures métatextuelles des récits de Henry James, par exemple celles de « L’Image dans le tapis », comme réductrices. En quoi vous paraissent-elles insuffisantes ?

D. L : c’est seulement qu’elles me paraissent étrangères à la méthode de James. Je trouve étrange en effet de croire que, lorsqu’un auteur compose un récit, ce récit est en même temps, sur un plan « métalittéraire », une image de l’écriture ou de la littérature, comme si chaque récit était une mise en abyme. On retrouve la vieille distinction du contenu et de la forme, sauf que la forme vaut à présent pour elle-même tandis que le contenu est dévalorisé ou tout au moins secondarisé. Le contenu, c’est l’histoire avec l’intrigue, les personnages, les lieux, etc., tandis que la forme est devenu le hors texte où viennent loger tous les savoirs extérieurs (celui de la linguistique ou des analyses structurales, celui de la psychanalyse, celui des « genres » sexuels, etc.). On ne devient un profond lecteur que lorsqu’on arrive à se débarrasser du contenu ou lorsqu’on le transforme en autre chose, bref lorsqu’on cesse d’être naïf. De toute façon, il faut sortir du récit, en finir avec lui. Si j’ai choisi « L’image dans le tapis », c’est parce que cette nouvelle, plus que toutes les autres, a suscité ce type de commentaires. Todorov, Blanchot, Pontalis, Sollers ou, plus récemment, Julie Wolkenstein, tous n’ont voulu voir dans le secret de l’écrivain que l’image ou le symbole de ce qu’était l’écriture pour James. Et leur paradoxe consiste à dire qu’en réalité, il n’y a pas de secret, que le secret n’a pas d’existence, il est seulement raison d’écrire ou « cause absente » de l’œuvre comme dit Todorov.

Il m’a semblé au contraire qu’on n’avait pas à sortir du texte pour en dégager le sens, d’autant moins que ce récit est tout entier tourné contre la critique littéraire dont James semble percevoir par avance les jeux formels. Et ce qu’il oppose à ce formalisme, c’est un vitalisme qui se confond pour lui avec la définition même de la littérature. Le récit n’est pas une image ou un symbole du vitalisme. L’histoire qu’il raconte est celle d’un critique littéraire très intelligent qui n’arrive pas à percevoir ce qu’il y a de vivant dans l’œuvre du romancier, tandis que d’autres y parviennent, c’est tout. Il n’y a pas à chercher « le secret du secret » mais plutôt à déterminer pourquoi le critique littéraire ne peut pas atteindre cette zone micropsychique où les secrets deviennent enfin perceptibles. Comme le dit Derrida, on s’attache à la forme quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans.

F.W. : Vous analysez avec beaucoup de justesse l’importance des allusions et des sous-entendus dans les dialogues jamesiens. En quoi cette caractéristique participe-t-elle de son pragmatisme ?

D. L. : Il s’y rattache de deux manières. Il y a d’une part tous les sous-entendus qui renvoient aux règles d’interprétations implicites qui circulent dans le monde social, toutes les conventions implicites qui régissent les groupes sociaux et qui constituent la moralité des mœurs. C’est cet implicite qui borde toutes les conversations des romans de James et l’on sait avec quel génie il a su faire progresser ses dialogues de façon oblique, indirecte autour d’un foyer central qui ne peut être atteint que par allusions successives. Et il est vrai que la notion d’« interprétant » chez Peirce ou les analyses pragmatiques du sous-entendu chez Ducrot ont été précieuses pour décrire ces processus (bien plus en tous cas que l’analyse très pauvre des formes d’implicitations logiques dans la conversation chez P. Grice par exemple qui se réclame pourtant du « pragmatisme »). Chacun à leur manière, Peirce et Ducrot décrivent la trame « juridique » des énonciations, ce qui fait leur efficace pragmatique et permet de parcourir tous les degrés de l’obligation sociale.
Mais il y a un deuxième aspect, un autre pragmatisme si l’on peut dire, qui change le sens des sous-entendus et la lecture qu’on peut en faire. Ce pragmatisme ne concerne plus les forces sociales qui traversent ou bordent les énonciations, mais les puissances individuelles que ces forces font vibrer de multiple façon. Voilà désormais ce que l’implicite fait circuler. La question n’est plus de sous-entendre l’appartenance à un groupe, à des valeurs partagées, etc., mais d’exprimer la façon dont d’autres puissances individuelles nous affectent ou dont nous sommes affectées par elles.

F.W. : Vous en avez déjà dit deux mots antérieurement, mais qu’est-ce qu’une « conception pragmatique de la vérité », et comment se manifeste-t-elle dans les œuvres des James ?

D.L : la conception pragmatique de la vérité est complexe. Je n’en retiendrai ici que les aspects qui se rapportent également à Henry James. Une des thèses essentielles de William James consiste à dire que, dans le champ des expériences, disons sur un plan éthique, la vérité doit cesser d’être le critère déterminant. L’argument est le suivant : quelle que soit l’idée d’après laquelle on conduit sa vie, elle sera toujours vraie puisque chaque existence consiste précisément à donner raison à cette idée. Certains mêmes ne vivent que pour donner raison à l’idée qu’ils se font a priori de la vie. C’est le cas de certains personnages de James, comme l’héroïne de Portrait de femme qui veut vivre en femme libre ou comme le célibataire de « La bête dans la jungle » qui attend un événement qui doit transfigurer sa vie. Chaque instant de leur vie est soumis à une idée qui agit avec la puissance d’un premier principe et qu’ils rendent vraie par là même.

Or, lorsque William James affirme qu’une idée devient vraie lorsque ses conséquences sont satisfaisantes, c’est cette structure a priori qu’il combat, à un niveau épistémologique, mais aussi éthique. On ne considère plus les idées en tant que principes d’après lesquels agir, on les teste, on les modifie en expérimentant les conséquences auxquelles elles conduisent. Les idées se construisent au fur et à mesure, en fonction des circonstances, des forces du penseur, des obstacles extérieurs, etc. Aucune idée n’est plus vraie par elle-même, c’est la fin de tout dogmatisme. Sans doute certains personnages de James vivent de cette façon, délivrés des idées fixes dans lesquelles d’autres vivent enfermés. Ce sont souvent les jeunes femmes américaines, Daisy Miller ou la jeune héritière des Ailes de la colombe. Elles espèrent de toutes leurs forces avoir une vie riche et intense et ne sont soumises à aucun principe a priori. Ce sont même ceux qui vivent d’après de tels principes qui vont détruire leurs espérances. Chez William comme chez Henry James, chacun avec leurs moyens propres, on trouve une même dénonciation violente du dogmatisme.

F.W. : En dépit du faisceau d’analogies intimes qui unit les James, vous reconnaissez qu’il est au moins un point sur lequel ils peuvent paraître s’opposer. Pourriez-vous nous le présenter brièvement ?

D. L : la liste est longue de tout ce qui peut les opposer, mais il me semble que le point essentiel concerne le statut des signes. Chez William James, pour avoir une signification concrète, les signes doivent nous reconduire vers une expérience sensible — au moins virtuellement. Pour prendre un exemple qui revient souvent chez lui, si vous ne comprenez pas ce que signifie tel ou tel mot, je peux toujours vous conduire auprès de l’objet qu’il désigne ; et cela doit valoir pour toute espèce de mot. En droit, le signe peut être uni à ce qu’il signifie par une relation directe, aussi directe que possible. À l’inverse chez Henry James, les signes ont d’autant plus de signification qu’ils s’éloignent de toute expérience sensible particulière, au risque de ne plus savoir de quoi on parle. Si on ne sait plus où on en est, ce n’est pas parce que les mots n’ont plus de sens, mais parce qu’ils en ont trop. On dirait que le processus s’est inversé : Henry James ne s’intéresse aux signes que s’ils ne nous reconduisent pas vers le sensible, mais vers d’autres signes, lesquels nous conduisent vers d’autres signes… bref lorsqu’ils nous font pénétrer dans un monde purement mental, monadologique (et non pas seulement monadique). Dans ce cas, le signe est uni à ce qu’il signifie par des relations indirectes, le plus indirect possible, comme en témoigne l’art prodigieux de l’ellipse et du sous-entendu de ses personnages.

F.W. : Dans le compte-rendu qu’il a consacré à votre livre sur le site de La Vie des idées, Stéphane Madelrieux insiste sur le fait que vous vous abstenez de recourir à la biographie des frères James pour fonder le rapprochement que vous effectuez. Pourriez-vous nous expliquer les raisons de ce refus du biographique – pour peu qu’il s’agisse d’un refus ?

D.L : parce que je n’en voyais pas l’intérêt. Vous avez raison, ce n’est même pas un refus. La question ne s’est jamais posée bien que les deux auteurs soient frères. J’ai lu des biographies de Henry et William James. J’ai lu le Journal d’Alice James (et la belle étude de Raymond Bellour consacrée à la famille James). C’est certainement passionnant et peut-être cela a-t-il réellement un intérêt si l’on est historien des idées ou psychanalyste. Mais je ne suis ni l’un ni l’autre. Je ne m’intéresse pas à l’histoire des idées, plutôt aux « aventures d’idées » pour reprendre une formule de Whitehead. J’ai donc procédé comme s’il s’agissait de deux auteurs sans liens personnels ou familiaux.

F.W. : Au début de cet entretien, vous avez mentionné Gilles Deleuze. Son influence s’est-elle exercée sur la composition de votre ouvrage, et si oui en quoi ?

D.L : Oui, bien sûr, son influence a été considérable, plus que je ne saurais le dire ou le mesurer. Elle ne s’est pas exercée sur des points précis, mais plutôt de manière diffuse à travers tout le livre et de façon si profonde qu’on la sent certainement jusque dans le mode d’exposition et d’écriture. Quoi de plus normal puisque c’est avec la pensée de Deleuze que j’ai appris à faire de la philosophie. Rien à voir cependant avec la description qu’en donne Stéphane Madelrieux — que vous citiez à l’instant — selon lequel je n’aurais fait qu’appliquer méthodiquement du Deleuze partout. Je ne me reconnais pas beaucoup dans cette manière d’être « deleuzien » ni a fortiori dans sa lecture réductrice et finalement malveillante, bien que par ailleurs je me sente très proche de la philosophie de Deleuze en effet.

 

 

 

Entretien publié le 26/10/2008

 

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