La théorie narrative à Prague

Entretien avec Tomas Kubicek et Ondrej Sladek

 

Quiconque s’intéresse à la théorie littéraire ne peut ignorer l’apport du Cercle de Prague à notre perception actuelle du récit. Depuis, la théorie a parcouru un long chemin et d’autres théoriciens venus de l’Europe centrale ont continué des recherches commencées dans les années trente. À l’approche du colloque « Écritures de l’histoire, écritures de la fiction », et au moment où les travaux de Lubomir Dolezel suscitent un regain d’intérêt en France, John Pier revient sur un pan d’histoire de la théorie littéraire tchèque dans un entretien exclusif avec Tomas Kubicek et Ondrej Sladek du Département de théorie de la prose de l’Académie des Sciences de la République tchèque.

 

par John Pier


John Pier : L’Institut de littérature tchèque existe dans le cadre d’une longue tradition institutionnelle dans votre pays qui remonte au XVIIIe siècle. Quel est le rôle de l’Institut dans les études littéraires tchèques et, plus généralement, celles des pays slaves aujourd’hui ?

Tomas Kubicek : Le rôle de l’Institut est de traiter de l’histoire littéraire et de participer à la recherche dans la théorie littéraire. Il fait partie de l’Académie des Sciences de la République tchèque, qui ne dépend pas d’un ministère, mais directement du gouvernement. Celui-ci nous attribue les subventions pour le fonctionnement de base, mais la plupart des ressources financières doivent être acquises au moyen de bourses scientifiques. Il en résulte la nécessité de proposer et de défendre les projets de recherche qui sont ensuite analysés par les jurys internationaux.

Ce processus assure le haut niveau du travail des Instituts de l’Académie de Sciences, ainsi qu’un lien entre notre travail et la réalité. Les bourses sont accordées d’habitude pour une période de trois ans. Par exemple, dans le département dont je suis responsable, outre le projet de recherche principal, « Les problèmes de la théorie du récit », nous travaillons sur six autres projets financés par bourse. Nous faisons un effort pour que ces projets soient associés ou complémentaires et forment un ensemble.

Ondrej Sladek : Si on se penche sur l’évolution de l’Institut, on se rend compte qu’elle est longue et qu’elle s’est interrompue plusieurs fois. L’Institut pour la littérature tchèque a été fondé en 1947. Quelques années plus tard, il est devenu une partie de l’Académie tchèque des Sciences qui venait juste d’être fondée. L’Académie des recherches de la République tchèque actuelle, quant à elle, n’a été créé qu’en 1992 par un changement radical de l’institution précédente. Comme telle, l’Académie renoue avec la tradition fondée par la Société Royale des Sciences (1784-1952), dont l’activité était centrée sur les sciences humaines et naturelles.

L’Institut pour la littérature tchèque est l’un des 60 centres de recherche qui font partie de l’Académie. Les activités de l’Institut sont axées sur la théorie et l’histoire de la littérature tchèque depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui. Elles concernent surtout la lexicographie, l’histoire littéraire et la théorie littéraire. Ces recherches sont le fruit du travail individuel de ses membres aussi bien que des projets de groupe. Les services bibliographiques et bibliothécaires de l’Institut l’ont rendu unique au niveau national et international. C’est le résultat d’un travail commun qui a abouti à une renommée réelle dans le domaine de la bohémistique.

John Pier : Les travaux tchèques en théorie littéraire les mieux connus à l’extérieur du monde slave sont ceux du Cercle de Prague. Mais ces travaux datent de plus de soixante ans, et certains seraient tentés de les trouver dépassés par des approches et les paradigmes plus récents. Peut-on parler malgré tout d’une postérité du Cercle de Prague ? Y’a-t-il un héritage proprement tchèque des membres du Cercle ? Quelles sont les principales évolutions des positions de cette école qui méritent l’attention des chercheurs en ce début de vingt et unième siècle ?

Tomas Kubicek : De prime abord, on peut avoir l’impression que les théories des années trente ou quarante du siècle (maintenant) passé sont périmées ou anachroniques, que ceux qui les prennent en considération sont ou dogmatiques ou passéistes. Mais si on lit les extraits des théories littéraires plus récentes d’origine anglo-saxonne ou française, qui sont perçues comme structuralistes ou post-structuralistes, on ne peut pas, connaissant les travaux des structuralistes du Cercle de Prague – Jakobson, Mukarovsky, Vodicka, Veltrusky, ne pas avoir une impression du déjà vu.

Aujourd’hui, nous parlons de la deuxième ou troisième génération – ou plutôt de vague – du structuralisme tchèque. Le solide fondement de l’École de Prague a eu pour conséquence l’apparition d’adeptes dans de nombreux domaines scientifiques. C’est un résultat logique, parce que ni Mukarovsky, ni Jakobson, n’ont jamais conçu l’œuvre littéraire dans le cadre de l’esthétisme littéraire ou du formalisme littéraire rigide, mais toujours en rapport avec les questions sémiotiques et sémantiques plus générales. Leur intérêt s’orientait vers la pragmatique, vers le domaine de la sociologie, de la psychologie, de la culturologie, etc. Mais cet intérêt ne s’est manifesté qu’au moment où l’œuvre était perçue par eux comme un signe, et en un sens, comme une unité autonome. À ce fait est liée la question récurrente et cuisante (qu’ils ont hérité d’Ingarden) de l’identité de l’œuvre littéraire, question étroitement rattachée aux problèmes de construction de la signification et du processus du sens. D’autres chercheurs ont suivi ces lignes de pensée. On ne citera que ceux qui sont connus dans un contexte international. Miroslav Cervenka s’est concentré surtout sur la construction du sens du vers. Milan Jankovic traite d’un autre point de vue les fondements du sens et l’œuvre littéraire comme le processus de sens et s’attache ainsi à la dénomination de l’ontologie de l’œuvre littéraire. Lubomír Dolezel définit l’ontologie littéraire dans le cadre de la théorie des mondes possibles, dont il est l’un des fondateurs. On peut citer aussi les philosophes Karel Kosik ou Jan Patocka, les esthéticiens Zdenek Mathauser et Peter Zima, le sémioticien Ivo Osolsobe, le théoricien de l’interprétation Zdenek Kozmin, l’historien de la littérature Milan Suchomel, etc. Le nombre d’études de chercheurs en théorie de la littérature qui reconnaissent à nouveau l’apport des structuralistes pragois à la théorie littéraire mondiale prouve qu’il ne s’agit pas seulement d’une variante littéraire et théorique du patriotisme local.

En ce qui concerne la dernière partie de votre question, un héritage proprement tchèque du Cercle de Prague n’existe pas. En effet, le Cercle de Prague n’était pas lui-même une affaire uniquement tchèque. Il a été lié à la théorie littéraire de l’époque et a contribué à sa formation, non seulement par ses membres, mais aussi par sa pensée théorique. Ainsi, ses « héritiers » font partie de la théorie littéraire mondiale, celle qui perçoit et qui est perçue.

John Pier : Il semble qu’après la Deuxième Guerre mondiale les recherches littéraires en Tchécoslovaquie ont connu une période difficile, et que quelques-uns des meilleurs spécialistes ont choisi de travailler à l’étranger. Qui sont-ils et quelles sont leurs orientations et contributions essentielles ? Comment les travaux de ces chercheurs en exil ont-ils influencé la situation récente en République tchèque ?

Ondrej Sladek : Le structuralisme occupe une place importante dans la théorie et l’esthétique littéraires depuis 80 ans, mais son évolution a été influencée par les aspects non-scientifiques : par les pressions politiques et idéologiques. On les perçoit surtout lors des événements des années 1938, 1948 et 1968. Il s’agit des périodes de grands drames politiques suivis de vagues d’émigrations. Les recherches de l’École de Prague ont d’abord été interrompues par la Seconde Guerre mondiale. René Wellek et Roman Jakobson se sont exilés aux États-Unis. Ils ont fondé, durant leur activité à l’université de Harvard et de Yale, le noyau de « l’École de Prague en exil ».

Selon Lubomir Dolezel, qui a utilisé ce terme pour la première fois, il s’agit d’un large groupe, non institutionnalisé, de chercheurs tchèques, slovaques et de ceux qui leur sont apparentés. Ces chercheurs ont fait vivre la poétique et l’esthétique de l’École de Prague en dehors de la Tchécoslovaquie. Dans la première vague de migration (1938) se trouvent déjà mentionnés René Wellek et Roman Jakobson. Dans les deux suivantes (1948, 1968) se trouvent Milada Souckova, Ladislav Matejka, Emil Volek, Petr Steiner, Frantisek Galan, Jindrich Toman, Lubomir Dolezel, Kvetoslav Chvatik, Mojmir Grygar, Vladimir Karbusicky, Jiri Veltrusky, Sylvie Richterova ainsi que d’autres qui ont déployé leurs activités en dehors des États-Unis. Tous ont connu les recherches en théorie littéraire internationale. C’est sous ces influences qu’ils ont effectué leur propre travaux. Néanmoins, par leur façon de penser, ils sont restés ancrés dans l’école de Prague.

C’est surtout lors de la confrontation avec ces différents courants qu’ils ont constaté l’apport du structuralisme de l’École de Prague à la théorie internationale, ainsi que de ses possibilités, limites et défauts. La différence entre ces courants et tendances s’est reflétée dans la forme et dans l’orientation de leur propre pensée théorique, qui a souvent abouti à une « finition » originale, dépassant les impulsions initiales. Par exemple, Lubomir Dolezel a suivi un parcours du structuralisme au post-structuralisme, puis à la théorie de la référence fictionnelle. Kvetoslav Chvatik a travaillé sur la relation entre le structuralisme et l’herméneutique, surtout en rapport avec l’école de l’esthétique de réception de Konstanz. Mojmir Grygar s’est concentré sur la sémiotique comparative de l’art, sur le classement systématique du structuralisme tchèque et sur son « aboutissement », etc.

John Pier: Très récemment – en 2003 – le Département de théorie de la prose a été créé au sein de l’Institut de littérature tchèque. Qu’est-ce qui a incité l’Institut à créer une unité dotée d’une identité autonome pour traiter ces questions ? Quelles sont les orientations du Département ? ses projets ? ses ambitions ? Organisez-vous des journées d’études ou des colloques ? Envisagez-vous des publications spécialisées ?

Tomas Kubicek : C’est le système de bourses scientifiques de la République tchèque qui a eu pour résultat la fondation du département. En 2002, j’ai élaboré et posé la candidature du projet de recherche « Les Problèmes de la théorie du récit ». Le projet, qui traite de façon exhaustive de l’évolution de la théorie du récit, a pour but d’examiner la création et les mouvements de ses principaux termes et problèmes : le narrateur, le personnage, la construction, les problèmes de réception, la relation entre le monde de la fiction et le monde actuel, etc. Le projet a été accepté, et un budget pour trois ans nous a été attribué. Nous nous sommes aperçus que le potentiel de ce projet est beaucoup plus large, et nous avons proposé la création d’un département de recherche, qui travaillerait avec une perspective beaucoup plus longue que les trois ans prévus.

Ensuite, nous avons réussi à collaborer avec le professeur Wolf Schmid et Forschergruppe Narratologie à Hambourg . Le professeur Schmid a donné une grande impulsion à notre recherche. Le deuxième point crucial a été la rencontre avec le professeur Lubomir Dolezel, qui nous a apporté son appui et nous a aidés à obtenir de nouveaux contacts dans le monde de la théorie littéraire. Il a volontiers discuté avec nous de tous les problèmes de la théorie de la narration et pas seulement de ceux qui sont liés à sa théorie des mondes fictionnels. Sur ce point, il a grandement influencé le travail de notre département.

Puis un contact avec Le Centre de Recherches sur les arts et le langage (CNRS/EHESS – Paris) s’est établi. Actuellement, nous tentons d’initier la recherche dans le domaine de la théorie du récit en République tchèque également, et dans ce but nous organisons des colloques, séminaires et conférences, auxquels nous invitons des chercheurs mondialement connus. Je ne parle pas de nombreuses études qui traitent du même sujet. Autant dire que depuis peu, nous avons réussi à rétablir la théorie du récit en République tchèque. N’oubliez pas que le structuralisme a été durant presque 50 ans perçu comme un gros mot, et que pendant longtemps, le seul livre traduit accessible était l’œuvre de Stanzel, la Théorie du récit. Mais ce livre était sorti de son contexte. Maintenant la narratologie en tant que domaine de recherche a sa place dans le curriculum des départements de littérature des meilleures universités tchèques.

Notre collègue Petr A. Bilek l’enseigne à Prague à l’université Charles, tout comme moi. À Brno, c’est Bohumil Fort qui l’enseigne, et je sais que la narratologie est préparée comme cycle de cours ainsi que le séminaire spécialisé dans les curriculum à l’université de Ceske Budejovice et à Ostrava. Un des projets de soutien est l’édition Theoretica, éditée depuis 2004 en coopération avec Petr A. Bilek et Ondrej Sladek, qui diffuse la pensée théorique mondiale, surtout celle qui est liée à la théorie du récit. Les six volumes parus jusqu’au présent ont pour auteurs Wolfgang Iser, Wolf Schmid, Lubomir Dolezel, Stanley Fish, David Herman, Jonathan Culler. Actuellement nous nous préparons à éditer d’autres volumes, par exemple ceux d’Uri Margolin, John Pier et Gérard Genette. (Vous pouvez trouver plus d’information sur cette activité sur notre adresse internet : http://www.ucl.cas.cz/en/dpt_tp.html).

Ondrej Sladek : Je voudrais parler d’une activité qui n’a pas encore été mentionnée : l’organisation des colloques de théorie littéraire. En 2004, un colloque a été dédié à Felix Vodicka, un représentant important du structuralisme tchèque. L’année dernière, le colloque « Le Structuralisme tchèque après le poststructuralisme » était axé sur l’apport théorique de Jan Mukarovsky. Le colloque a initié la discussion sur l’image du structuralisme tchèque actuel après les changements des paradigmes dans les sciences humaines. Le colloque « Sur l’écriture de l’histoire », qui a eu lieu fin janvier cette année, s’est concentré sur les problèmes théoriques et méthodologiques de l’historiographie littéraire. Il a abordé d’un point de vue critique l’évolution de l’historiographie littéraire et des approches possibles de la rédaction de l’histoire littéraire. Un des sujets auxquels nous voudrions consacrer tout un colloque est celui de la référence, de la représentation et de la mimésis.

John Pier : La situation des recherches littéraires dans la République tchèque est manifestement dans une phase de renouveau. Comment voyez-vous l’avenir dans ce domaine ? Quelle pourrait être la contribution, à votre avis, des travaux tchèques en théorie littéraire et narrative à l’extérieur du monde slave ?

Ondrej Sladek : Je trouve que les changements qui se sont produits au cours des derniers dix-sept ans dans la science et la théorie littéraire peuvent être comparés aux changements dans ce domaine de recherche au niveau international : ils sont liés à l’évolution de la pensée post-moderne. Ce n’est peut-être que leur image qui paraît plus « condensée ». On peut discerner trois types de réactions des chercheurs tchèques en théorie littéraire devant l’affluence de nouvelles conceptions et approches théoriques. D’abord, un refus sceptique de tout ce qui perturbe la recherche scientifique conservatrice actuelle et son équipement méthodologique. Ensuite, l’acceptation entière et sans critique de nouvelles tendances et impulsions théoriques. Enfin, une réflexion critique sur des méthodes et approches de théorie littéraire. Je dirais que le travail de notre département se concentre surtout sur ce dernier point.

Tomas Kubicek : Je pense que l’étape du renouveau est presque derrière nous. Maintenant il est nécessaire d’agir dans le contexte international. En effet, que cela nous plaise ou non, seule une discussion plus large peut montrer la valeur de la recherche théorique littéraire tchèque. Nous avons déjà nos « précurseurs ». Maintenant, c’est un travail essentiel qui nous attend. La théorie littéraire est sans merci, parce que chacun travaille pour soi. Nous pouvons faire en sorte que la recherche dans la théorie de la narration se déroule dans de bonnes conditions, mais les meilleurs résultats sont affaire d’individus. Et dans le domaine de la théorie littéraire, il faut persuader les autres que votre façon de voir vaut la peine d’y prêter attention. C’est une chose de renouveler la continuité de la recherche, c’en est une autre – et peut-être essentielle – de l’approfondir. Je pense que l’héritage du structuralisme tchèque forme la base nécessaire solide. Maintenant, il faut renouer avec cette « construction » et l’élargir. Pour cette raison, nous proposons une édition de livres, Théorie des mondes fictionnels, qui tentera de lancer une discussion entre les différents domaines de recherche sur ce sujet clef de la théorie littéraire moderne ainsi qu’une suite de colloques centrés sur les espaces frontaliers de la recherche. Et j’espère que dans ce cadre nous pourrons rencontrer de plus en plus souvent nos collègues étrangers.

 

Entretien publié le 12 mars 2006

Design downloaded from free website templates.