La métalepse. De la figure à la fiction

Entretien avec Gérard Genette

 

Ancien Directeur de recherches à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Gérard Genette est l'auteur de nombreuses publications en poétique, esthétique et narratologie. Son dernier livre, Métalepse. De la figure à la fiction (Éditions du Seuil, 2004), représente une réflexion sur un procédé rhétorique déjà annexé par l’auteur à la théorie narrative, tout en explorant les manifestations de ce procédé dans des formes de représentation artistique autre que le récit.

John Pier : Il n’est guère contesté que les études narratives ont été transformées de manière profonde par la narratologie des années soixante et soixante-dix et que même si les concepts et les techniques d’analyse n’ont cessé d’évoluer de manières fort divergentes, les esprits restent marqués par l’idée, fort narratologique, que le récit forme un système et que parmi les objets de la recherche est le souci d’élaborer des méthodes permettant de mettre le système narratif en relief. Quel littéraire, ces dernières décennies, ne s’est pas interrogé, même de manière passagère, sur les rapports entre voix et niveau narratif ? entre voix et focalisation ? sur la structure de l’intrigue ? Il est néanmoins curieux de constater que, contrairement à la mise en abyme, par exemple, la métalepse, que vous avez introduit définitivement dans le champ de la théorie narrative il y a plus de trente ans, est restée un peu en marge des préoccupations des narratologues. S’agit-il d’un oubli ? La métalepse serait-elle un simple détail stylistique ? Ou bien pose-t-elle un problème pour la recherche narrative ? Comment expliquez-vous l’émergence relativement récente de l’intérêt pour la métalepse ?

Gérard Genette : Je pense que la métalepse elle-même est un fait marginal (presque, comme vous dites, un « simple détail », stylistique ou autre) dans le champ des pratiques narratives, et, bien plus généralement, des pratiques représentatives, artistiques ou non : elle y fonctionne comme une transgression ludique (entre la figure et la fiction, il y a le jeu), ce que n’est pas au même degré la « mise en abyme », et encore moins la simple représentation au second degré (« enchâssée »), même si ces pratiques fournissent la plupart des occasions de métalepse : pour franchir ludiquement un degré, il faut évidemment qu’un degré ait été posé. La métalepse est une pratique à la fois très particulière dans son procédé (ou son processus spontané), et presque universelle dans son champ de manifestation, parce que la représentation est elle-même un fait universel, qui déborde largement le champ de la représentation narrative, et même de la représentation artistique : le plus banal fantasme peut être l’occasion d’une très sensible métalepse en acte.

Pour ma part, j’ai effectivement rencontré la métalepse d’abord dans le champ narratif, où elle faisait système avec d’autres figures narratives (analepse, prolepse, etc.), et je m’en suis tenu là dans Discours du récit par nécessité de méthode, mais je voyais bien que son champ de manifestation était beaucoup plus vaste, et c’est la raison qui m’a poussé, trente ans plus tard, à y revenir, brièvement et en désordre, en élargissant un peu mon horizon. Et je soupçonne que « l’émergence d’intérêt » que vous observez en général tient une part de sa raison de la multiplication relativement récente des faits de métalepse hors du champ narratif, et même du champ littéraire, entre autres dans le champ cinématographique. Pour l’illusrer par caricature, je dirais volontiers que le responsable de cette émergence s’appelle Woody Allen : il n’est jamais malvenu pour une discipline scientifique de se voir tirée de sa quiétude par un stimulus extérieur, fût-il de l’ordre de la provocation malicieuse.

J P : Dans Discours du récit vous proposez de traiter le récit comme « l’expansion d’un verbe » et de considérer un énonce du type « Marcel devient écrivain » comme « récit minimal ». Mais dans Métalepse on lit que « La figure est un embryon, ou, si l’on préfère, une esquisse de fiction » (p. 17). Pour ceux qui connaissent vos travaux, cette évolution ne manque aucunement de cohérence, mais on se demande néanmoins ce qui vous a amené à adopter cette conception nouvelle et par quelles étapes cette évolution est passée. Il serait intéressant de savoir, compte tenu de la conception « figurale » du récit, si l’idée du récit minimal reste valable ou si elle est à repenser dans un autre contexte.

G G : La notion de « récit minimal » est bien d’ordre narratologique, puisque cette discipline, comme on le sait au moins depuis Propp, doit s’appliquer à toutes les sortes de récits, y compris les plus élémentaires, et s’intéresser aussi bien à la manière dont un récit de cette sorte (« Le chat mange la souris ») peut s’étoffer par expansions, catalyses, contributions, etc., qu’au fait inverse de « résumé » (« Marcel devient écrivain ») d’un récit plus complexe, ou plus étendu. Qu’une figure puisse être décrite comme l’embryon d’une fiction, c’est une notion d’un tout autre ordre, qui concerne plutôt une théorie de l’imaginaire : une métaphore (« Achille est un lion »), si on la prend à la lettre, constitue évidemment une petite fiction. Je ne suis donc pas très porté à « passer » sans précautions de la première notion à la seconde, et je ne sais trop encore ce que peut être une conception « figurale » du récit.

J P : Parmi les apports essentiels de la narratologie, et ceci est un des grands mérites de Discours du récit, figurent des techniques de description qui rendent l’analyse du récit vérifiable, permettant d’éviter les écueils des interprétations subjectives ou idéologiques. Mais dès votre première intervention sur la métalepse, vous associez cette figure au fantastique et au merveilleux, qui ne sont pas des propriétés textuelles objectives, et dans Nouveau discours du récit vous suggérez que la métalepse « fonctionne comme une figure de l’imagination créatrice » (p. 59). Dans votre ouvrage récent vous allez plus loin encore, affirmant que la métalepse déstabilise la « suspension volontaire d’incrédulité » (p. 23) pour produire « une simulation ludique de crédulité » (p. 25). Pour vous, il semble que l’accent tombe désormais sur les effets du discours narratif, et non sur ses propriétés descriptibles et leur classement. On se demande si cette évolution ne change pas les enjeux de la narratologie, mais également si les gains ne risquent pas en quelque sorte d’être payés par des pertes…

G G : Il me semble avoir déjà un peu répondu à cette question. L’imagination créatrice, et aussi l’imagination réceptrice, sont bien des effets, et d’abord des causes, du discours narratif, en particulier fictionnel, et de bien d’autres pratiques représentatives. S’intéresser à ces causes ou à ces effets ne me semble pas de nature à changer les enjeux de la narratologie, mais plutôt à s’occuper des enjeux (entre autres) du récit lui-même. Le récit, bien évidemment, n’a ni pour enjeu ni pour fonction de nourrir les activité descriptives, analytiques et classificatoires de la narratologie, mais bien de mobiliser l’imagination de son récepteur, et les effets de métalepse mobilisent plus particulièrement des aspects ludiques et/ou fantastiques de cet imaginaire.

J P : Vous avez argumenté plus d’une fois en faveur d’une narratologie restreinte, affirmant que le champ propre de la narratologie est le récit, écrit ou oral, le produit d’un acte de narration, et que l’extension des catégories narratives vers le cinéma ou le théâtre, par exemple, est en contradiction avec la spécificité du narratif. D’autre part, vous avez intégré la métalepse à la narratologie par le biais de la « métalepse de l’auteur », fruit de vos réflexions sur Dumarsais et Fontanier. Et pourtant, votre dernier livre met en évidence de nombreuses manifestations de métalepse au cinéma et au théâtre, démontrant bien que la métalepse connaît des modalités qui dépassent la spécificité du récit. Peut-on en conclure que la métalepse ouvre la voie vers une autre narratologie, une narratologie comparée, par exemple, ou qu’elle soulève des questions sur les possibilités et les contraintes des différentes formes de représentations artistiques ?

G G : En parlant de « narratologie restreinte », j’avais en tête le souci de dégager et d’isoler une notion relativement « pure » du récit verbal (oral ou écrit), et le plus souvent du récit dit « littéraire » (même si la distinction d’essence entre ce qui relève et ce qui ne relève pas de la littérature n’a jamais été au centre de mon propos ­ et pour cause…), et même encore du récit « fictionnel », pour protéger cet objet de toute confusion avec quelques autres. Si vous ajoutez à cela que je ne me suis occupé le plus souvent que de ses structures formelles (mon propos, comme l’affichait son titre, n’était que le discours du récit), en laissant de côté les structures thématiques étudiées par Propp et ses successeurs (entre autres parce que ces structures-là ne me semblaient pas spécifiques de leurs expositions narrative, comme le montraient bien les études de Souriau sur la thématique dramatique, et de bien d’autres sur son homologue filmique), cela fait au moins quatre restrictions de champ emboîtées, dont le motif était évidemment d’ordre méthodologique. Mais laisser de côté, ou mettre entre parenthèses, un ou plusieurs objets ne signifie évidemment pas qu’on en conteste l’existence, ni même la pertinence. Je ne sais si l’étude, évidemment nécessaire, de tout ce qu’a laissé à d’autres la narratologie (très) restreinte de Discours du récit justifie l’emploi du terme « narratologie comparée » ­ la comparaison est toujours très utile ­, mais je ne pense pas qu’il faille chercher là une voie en direction d’une narratologie généralisée. Je me méfie beaucoup de l’impérialisme et même simplement du militantisme disciplinaire : je préfère la coexistence, si possible pacifique, entre plusieurs disciplines (par exemple, proches mais distinctes de la nôtre, la dramatologie ou la filmologie).

J P : Il semblait il y a peu de temps que l’âge d’or de la narratologie était une chose du passé, que la théorie et la critique littéraires avaient d’autres chemins à poursuivre. Pourtant, on témoigne depuis un certain temps à un renouveau des recherches dites « narratologiques » qui ne sont héritières ni du structuralisme ni du post-structuralisme, mais sont réparties sur des bases et des objectifs différents, parfois fort divergents entre elles. Existe-t-il entre la narratologie des origines et celles ­ oui, celles ­ d’aujourd’hui des liens de continuité ? La réflexion sur la métalepse serait-elle un exemple parmi d’autres de pistes d’interrogation qui vont dans le sens de l’avenir ?

G G : Je ne sais pas si la narratologie a vraiment connu un « âge d’or » (notion toujours rétrospective, et comme telle largement illusoire), et je pense qu’il reste assez de pain (et peut-être de savon) sur cette planche pour occuper encore bien des chercheurs. Mais je suis aujourd’hui, et depuis longtemps, trop ignorant de ces travaux pour hasarder une hypothèse sur la relation, de continuité ou non, entre leurs différentes phases. Ce qui me semble certain, c’est que la critique et la théorie littéraires ont toujours eu d’autres chemins à poursuivre que ceux de l’analyse du récit, et je me rappelle en avoir suivi quelques-unes avant et après ma rencontre (ponctuelle et presque fortuite) avec l’objet narratif : mon champ de travail n’a pas été la seule narratologie, mais la poétique en général, et même, plus généralement, la théorie de l’art, et même, plus généralement encore, l’esthétique. Je ne prétends pas ainsi prêcher d’exemple, mais je pense qu’une discipline doit se garder tout autant de trop s’enfermer dans son objet spécifique que de vouloir annexer celui des autres. Quant à la réflexion sur la métalepse, je ne crois pas qu’il faille la charger de fonctions dont le poids risquerait fort de l’écraser : encore une fois, la métalepse est une plaisante exception qu’il faut se garder d’ériger trop vite en nouveau paradigme ; c’est un jeu captivant, mais ce n’est qu’un jeu.

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