pouvoirs de l'imposture

Entretien avec Maxime Decout à propos de Pouvoirs de l’imposture (Paris, Minuit, « Paradoxe », 2018)

 

 

Propos recueillis par Frank Wagner

 

Frank Wagner : Maxime Decout, vous le signalez vous-même (p. 14, note 7), votre nouvel essai compose en quelque sorte le troisième volet d’un « triptyque », après En toute mauvaise foi (Minuit, 2015, « Paradoxe ») et Qui a peur de l’imitation ? (Minuit, 2017, « Paradoxe »). Vous serait-il possible de préciser quelque peu les liens qui unissent ces trois livres, afin par là même de présenter le projet et la genèse de Pouvoirs de l’imposture ?

Maxime Decout : J’ai le sentiment que ces trois ouvrages procèdent d’une inspiration commune et je vois plusieurs raisons à leur regroupement sous la forme d’un « triptyque » qui n’est peut-être pas encore achevé – si l’on veut bien accepter l’idée d’un triptyque en plus de trois volets. À un premier niveau d’analyse, on peut dire que le point commun de ces trois textes est de se pencher sur des logiques paradoxales qui déstabilisent notre pensée cartésienne et qui singularisent la littérature dans le champ des sciences humaines, en ce qu’elle seule est capable non seulement de les héberger mais surtout de nous les faire expérimenter. La mauvaise foi permet d’appréhender la littérature hors d’une opposition tranchée entre mensonge et vérité, quand on la conçoit comme ce qui fait être ce qui n’est pas et ne pas être ce qui est, ce qui réunit donc des états antagonistes et théoriquement inconciliables. Du côté de l’imitation, je me suis attaché à explorer la manière dont elle sert de creuset aux écrivains pour penser des notions aussi contradictoires que le plagiat par anticipation, l’imitation sans modèle ou l’imitation comme moyen de devenir inimitable. Aussi comprend-on mieux que l’unité de ce cycle découle surtout de son intérêt pour des paradoxes littéraires qui auscultent, en la perturbant, l’herméneutique, aussi bien celle des œuvres elles-mêmes que celle du lecteur. C’est la question du déchiffrement du monde, des textes et de nous-mêmes par le lecteur qui est au cœur de ces trois volets.
            À un deuxième niveau d’analyse, plus pragmatique peut-être, je dirai qu’il existe un évident plaisir à être mené en bateau par une littérature indélicate et fourbe. Quelles en sont les raisons ? La première est assez simple. Elle provient du fait que la tromperie qui s’effectue à vos dépens n’engendre pas les mêmes conséquences que dans le réel. Quand vous êtes berné par une personne, que vous connaissez ou non, il y a le plus souvent des répercussions concrètes, qu’elles soient professionnelles, financières ou autres. Il devient, dans ces conditions, assez difficile de savourer la virtuosité de l’escroquerie et la manière dont elle redessine les contours de vos évidences face au monde. Dans un texte en revanche, l’immunité qui entoure la tromperie fait que vous êtes entièrement disponible pour jouir de la ruse, questionner vos erreurs interprétatives et accepter l’effondrement des valeurs morales et des notions de vrai et de faux.

 

FW : Dans le champ de la littérature, l’imposture peut revêtir des formes extrêmement variées, se manifestant en outre à divers niveaux (intra- et/ou extradiégétiques). À la lecture de votre essai, il semble que vous désiriez éviter de figer ou d’uniformiser cette notion, pour en faire miroiter plutôt l’ensemble des facettes constitutives. Cela posé, pourriez-vous tout de même proposer une forme de définition de l’imposture, telle que vous l’entendez et désirez l’étudier ?

MD : Il m’a semblé que, comme pour la mauvaise foi, si l’on souhaitait sonder l’imposture, il était impossible de la définir de manière trop exclusive, sans quoi on dénature ce qu’elle est, on s’interdit de l’approcher véritablement, on se prive de sa plasticité et de certaines de ses incarnations. Si j’essaye malgré tout de lui octroyer un cadre flottant, il convient de poser qu’elle se définit par des caractéristiques positives et négatives qui portent soit sur l’être, soit sur l’avoir. C’est-à-dire que l’imposture est un phénomène où l’on dissimule ce que l’on est et affiche ce que l’on n’est pas, où l’on cache ce que l’on possède et exhibe ce que l’on n’a pas, où l’on délaisse une place qui est la sienne pour s’en arroger une qui ne nous revient pas. Cette définition, résolument ouverte, est ce qui nous habilite à penser la notion tant au niveau des personnages qu’au niveau de l’œuvre elle-même, et plus exactement les articulations entre ces deux plans.

 

FW : Vous insistez régulièrement sur les liens unissant imposture et enquête, qui semblent constituer l’avers et l’envers d’un même phénomène. En quoi et à quel degré est-il possible de les considérer comme « consubstantielles » ?

MD : Au vu de cette définition relativement souple, il fallait de toute évidence faire des choix et il m’est apparu qu’on était en mesure d’ajouter une caractéristique importante à l’imposture, à savoir qu’elle déclenche, le plus souvent, une forme ou une autre d’enquête. Dès qu’il y a soupçon sur l’authenticité d’une posture, dès qu’il y a des indices de falsification, une enquête s’amorce. Et le lecteur doit le reconnaître : celle-ci n’est pas uniquement le fait des personnages. Lui aussi s’interroge. Lui aussi doute. Goût de l’imposture, désir d’enquête : ce couple régit non seulement la dynamique des intrigues mais aussi les modalités de la lecture qui en résulte.
            C’est pourquoi j’ai balisé mon parcours à l’aide de compagnons de routes croisés sur le chemin des impostures, compagnons chez qui l’enquête s’assortit à la fraude, et parfois même avec qui l’enquêteur non seulement piste l’imposteur mais peut aussi entrer dans la ronde des simulacres. Ces logiques circulaires sont essentielles : à partir du moment où l’investigation s’enclenche, elle n’est pas préservée de basculer dans le resquillage. De sorte que plusieurs types d’imposture s’affrontent et jouent ensemble, de sorte que l’enquête talonne l’imposture et peut verser dans la contrebande, que la supercherie aiguillonne l’enquête et peut se muer en investigation. Les imposteurs qui m’escortent se répartissent ainsi en quatre grandes catégories qui sont à la fois des modèles et des contre-modèles pour les œuvres : les menteurs, criminels et enquêteurs du roman policier, les faussaires et les plagiaires, les tricheurs et les joueurs, les psychanalystes et leurs patients.
            Les deux premières catégories ne posent pas de problème. Les deux suivantes méritent quelques brèves explications. Le jeu, hormis quand il n’est que de hasard, suppose toujours une démarche herméneutique qui s’apparente à une enquête, ainsi que des ruses et des dissimulations qui servent de guet-apens pour l’adversaire. C’est ce que proclament très bien Poe à l’ouverture de « Double assassinat dans la rue Morgue », qui médite sur l’investigation au whist et aux dames, La Vie mode d’emploi de Perec, au sujet du puzzle et des échecs, ou encore La Défense Loujine et Feu pâle de Nabokov. Cartes sur table d’Agatha Christie apparie d’ailleurs explicitement les deux motifs : un meurtre est commis pendant une partie de bridge et l’enquête prend les atours d’un jeu de cartes. Concernant la psychanalyse, Freud lui-même fut ébloui par Holmes et a perçu des affinités entre sa démarche et l’enquête. Or de nombreuses œuvres ont identifié une sorte de concurrence dans le domaine de l’herméneutique entre la littérature et la psychanalyse, renvoyant celle-ci à une supercherie mise en échec par les fécondes impostures de la littérature, comme on le voit chez Nabokov, Svevo, ou plus discrètement chez Robbe-Grillet, Butor et Perec.

 

FW : On peut selon moi faire l’hypothèse que, aux yeux de nombreux spécialistes de littérature, l’imposture risque de passer, somme toute, pour un épiphénomène. Or (p. 21-22 et passim) vous signalez à juste titre que « l’imposture est un modèle herméneutique problématique pour les œuvres, concurrent et convergent avec celui du paradigme de l’indice, souvent passé inaperçu et qui échappe aux oppositions du vrai et du faux » (je souligne). Vous voyez où je veux en venir : cette façon de se soustraire à la fois au vrai et au faux a été présentée, notamment par Margaret Macdonald, comme définitoire de la fictionnalité. Ne pourrait-on donc en inférer que, loin de constituer un phénomène marginal, l’imposture nous « parle » en fait de la nature même de la fiction, voire de la littérature ?

MD : C’est exactement cela. Pour revenir un peu en arrière dans le temps, je dirai que cette situation était surtout à l’origine d’En toute mauvaise foi qui réfléchit aux relations entre cette structure de l’être appliquée aux personnages et la manière dont cette négation de ce qui est et affirmation de ce qui n’est pas pouvait définir la littérature elle-même.
            Or, si l’imposture peut se servir de la mauvaise foi, toute mauvaise foi n’est pas imposture. Il demeure toutefois que faire exister ce qui n’existe pas, ne pas être qui on est, est une caractéristique commune à la littérature et à l’imposture. Néanmoins toute fiction ne peut pas être tenue pour une imposture dans le sens où elle relève d’abord de ce que Jean-Marie Schaeffer appelle « une feintise ludique partagée ». Le lecteur sait pertinemment que les assertions produites sont fausses et il accepte, dans l’espace de la fiction, de faire comme si elles étaient vraies. Cet état suppose un accord préalable et implicite qui interdit de considérer qu’il y a imposture, celle-ci reposant sur un leurre. Certes, en se plaçant à une sorte de degré zéro, on peut estimer que toute fiction est une imposture minimale, parce que les mots sont toujours des équivalents imparfaits, frauduleux, voire falsificateurs, du réel et de ce que nous sommes. Mais l’imposture requiert une entorse vis-à-vis de la confiance du lecteur. C’est ce qui se trame dans Le Bavard de Des Forêts ou La Méprise de Nabokov qui créent un ensemble de vérités fictionnelles que le texte ne cesse d’infirmer, jusqu’à empêcher de savoir si la négation des mensonges n’est pas elle aussi mensongère.
            Reste que ces impostures nous parlent évidemment de la nature de la fiction. Là encore, il s’agit surtout d’une question de degré. On observe que ce renvoi à l’univers fictionnel se fait plus ou moins fortement dans les récits d’enquête et d’imposture, comme lorsque l’investigation policière est remaniée en enquête textuelle chez James (« Le Motif dans le tapis »), Perec (La Disparition, « 53 jours »), Nabokov (Feu pâle), Paul Auster (Cité de verre), Vila-Matas (La Lecture assassine) ou Bolaño (2666). Ces textes nous signalent que toute investigation sur une imposture, à l’intérieur d’une fiction, mobilise en réalité une démarche de déchiffrement bien plus proche de l’explication de texte que d’une authentique enquête policière. Ils forcent le lecteur à être un mauvais lecteur en le mettant au pied de ses propres erreurs interprétatives et lui rappellent que Dupin était certainement un bien plus grand critique littéraire qu’il n’était un éminent détective.

 

FW : Pour autant, aussi stimulante soit-elle, une appréhension purement théorique – donc décontextualisée – de l’imposture risquerait d’en donner une image biaisée, par défaut d’attention à son évolution historique. Or l’un des intérêts de votre démarche réside aussi dans l’historicisation de votre enquête, à travers notamment le recours aux travaux de Lyotard ou Ginzburg. Pourriez-vous dès lors sommairement préciser ce qui, au fil du temps, change, dans les rapports qu’auteurs, lecteurs, mais aussi critiques et théoriciens entretiennent à l’imposture ?

MD : Toute historicisation de la littérature nécessite quelques schématisations pour faire apparaître des dynamiques. Pour faire simple, disons que la littérature a très tôt été envoûtée par les impostures en tout genre mais que celles-ci n’affectent pas immédiatement le texte en lui-même, n’en font pas un traquenard pour son lecteur. Une première évolution se dessine autour de la crise de l’authenticité et du jeu avec le lecteur qui s’opère au XVIIIe siècle, notamment dans les mystifications de Diderot. Mais il me semble que le tournant décisif, à partir du moment où l’on prête attention au couple de l’enquête et de l’imposture, s’opère entre le XIXe et le XXe siècle. Cette bascule, je l’interprète à l’aune de la crise des métarécits (Lyotard) et de l’importance accrue prise par le paradigme de l’indice (Ginzburg). À partir de là, la mission impartie à la littérature depuis le romantisme est mise en cause, à savoir témoigner de la totalité du réel, révéler ce qui, en lui, demeure invisible, et même réordonner le monde dans la création. L’œuvre peut-elle déchiffrer le monde et le lecteur peut-il être un bon lecteur ? Il y a là un double soupçon contre les pouvoirs de l’œuvre à éclairer et contre les capacités du lecteur à faire signifier, qui prend un tour radical avec Borges et le Nouveau Roman.
            D’autant que c’est au XIXe siècle que s’invente l’un des rares nouveaux genres de notre modernité : le roman policier. Notamment avec trois nouvelles de Poe : « Double assassinat dans la rue Morgue », « Le Mystère de Marie Roget » et « La Lettre volée ». Auguste Dupin fait naître le modèle de l’enquêteur génial, éclairé, qui lit le réel comme un texte, qui surpasse les professionnels de la police. De nombreuses œuvres, depuis, en reprennent les codes pour les déplacer et les renouveler, comme chez Borges, Nabokov, Robbe-Grillet, Butor, Perec, Modiano, Vila-Matas, Echenoz, Daeninckx, Bolaño, Paul Auster… Or ces œuvres mettent en crise l’enquête à partir de l’imposture. Le plus souvent, elles entravent votre capacité à mettre la main sur le pot-aux-roses, vous immergent dans un labyrinthe où les indices prolifèrent, où les significations grouillent sans pouvoir être fixées et où, parfois, aucune résolution ne sera avancée. Le savoir ne peut plus se prétendre éclairant comme il l’était avec Poe, en particulier dans « Le Mystère de Marie Roget » où le romancier se vante d’avoir dénoué, dans une fiction, une affaire réelle que la police n’était pas parvenue à élucider. Mais un examen attentif démontre que les récits d’Agatha Christie et de Conan Doyle, voire ceux de Poe, ne sont pas exempts d’équivoques. Leurs enquêteurs ne sont ni entièrement fiables ni absolument avisés. Ils commettent parfois des impairs et hasardent des résultats abracadabrants. Poirot laisse par exemple s’enfuir les coupables à la fin du Crime de l’Orient-express et, au lieu d’une solution unique, en offre deux, laissant le doute prospérer et nous invitant, peut-être, à élaborer nos hypothèses.
            Du côté des théoriciens de la littérature, cette situation n’est pas sans conséquence. Il ne paraît plus si évident que cela d’accepter les solutions que les œuvres proposent à leurs propres mystères. Jean-Claude Milner (Détections fictives), Pierre Bayard (dans sa trilogie policière) ou Jean-Pierre Naugrette (Détections sur Sherlock Holmes) ont contre-enquêté sur les récits, laissant supposer que ceux-ci peuvent être tenus pour des formes d’imposture.

FW : Vous insistez régulièrement sur la tension qui, en matière d’imposture, unit paradoxalement, désir de « rester caché » et aspiration à « être découvert » (Perec). Or, dans son Esthétique de la mystification (Paris, Minuit, 1994, « Propositions »), Jean-François Jeandillou a bien montré qu’il s’agit là d’un paradoxe définitoire du geste mystificateur. Par-delà ce dénominateur commun, quels sont donc les paramètres qui permettent de distinguer l’imposture telle que vous la concevez de la mystification selon Jeandillou ?

MD : Jean-François Jeandillou montre que toute fausse signature ne fonctionne qu’à la croisée d’un nom, d’un texte et de procédés de lecture. J’ai toutefois eu le sentiment que les séductions de l’imposture d’auteur étaient telles qu’elles amoindrissaient l’importance qu’on accorde à ses enjeux lorsqu’elle se déroule uniquement à l’intérieur d’une fiction. Il est vrai que le geste de la mystification, qu’il s’agisse d’inventer un faux auteur ou un apocryphe, soulève des questions essentielles et fascinantes parce qu’il affecte la sphère du réel – aussi bien l’auteur que le lecteur  – à partir du texte. Mais tout ceci ne doit pas occulter ce qui se trame grâce à l’imposture dans l’espace d’une fiction. Séparer ces deux plans, qui évidemment peuvent être en communication, n’est pas un artifice ou un choix arbitraire : il s’agit d’une démarche qui met en lumière la spécificité de l’imposture quand elle se situe au niveau de la diégèse ou des dispositifs textuels. Car les mystifications n’incluent pas des textes comme La Disparition de Perec, Les Gommes de Robbe-Grillet, la trilogie d’Hortense de Roubaud ou Lolita de Nabokov. Or ce qui frappe est bien à quel point ces textes, alors même que le lecteur sait qu’il s’agit de fictions, parviennent à le prendre au piège. Leur efficacité n’est pas le moins du monde diminuée parce qu’ils s’affichent au préalable comme des fictions. Au contraire. Dès qu’on se prive des brillantes mystifications d’Ajar, d’Ossian ou de Sullivan, on aperçoit plus distinctement à quel point une imposture qui n’appartient pas à la juridiction du réel peut pourtant nous toucher. C’est, d’une manière ou d’une autre, rendre hommage à la force de la fiction en elle-même, aux pouvoirs de l’imposture, qui n’ont pas besoin d’être effectifs dans le réel pour déterminer nos manières de lire et désorienter nos certitudes.

7°) FW : Dans le cadre d’une réflexion sur l’enquête, fondée sur quelques grandes figures d’enquêteurs fictionnels (Dupin, Holmes et alii), vous affirmez que « la démarche herméneutique la plus rigoureuse, la plus scientifique, ne pourra jamais se passer d’une part de flottement, d’incertitude, voire d’une audace que seules la fantaisie ou l’imagination pourraient lui octroyer » (p. 53). Se manifeste ainsi un parallèle évident avec les deux aspects du jeu (« Game » vs « Play ») que distingue Donald Woods Winnicott dans Jeu et réalité.L’espace potentiel (Gallimard, 1975, tr. fr.), et dont on sait l’exploitation qu’ont pu faire des théoriciens de la lecture tels que Michel Picard (La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, « Critique ») et Vincent Jouve (L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, « Écriture »). S’il y a là une manière de faire pièce à « la vérité, la norme et la rationalité » (p. 54), ne pensez-vous pas qu’on puisse également y voir une manière de réflexion métalectorale en acte, qui réfléchirait les liens de l’enquête et de l’imposture avec la lecture ?

MD : C’est tout à fait exact. La particularité du couple de l’enquête et de l’imposture est la manière dont il implique le lecteur, jusqu’à parfois l’incriminer. Il ne s’agit pas pour autant d’une réflexion théorique, même si la métatextualité est exhibée dans certains textes de Robbe-Grillet, Perec ou Nabokov. Celle-ci prépare le terrain à une expérience directe de la lecture comme enquête. Dès le roman à énigme traditionnel, on décèle d’ailleurs une série de parallèles plus ou moins feutrés entre le lecteur et l’enquêteur. Dupin, Poirot et Holmes sont des grands lecteurs, qui découvrent parfois la vérité dans des textes. Plus encore, ils ont tendance à transformer les énigmes qu’ils affrontent en textes. Dans « Le Mystère de Marie Roget », Dupin prend une décision radicale, qui sera souvent imitée : il ne sort pas de chez lui, se résout à ne pas enquêter sur le terrain pour élucider l’affaire uniquement en lisant des coupures de presse. Enquêter revêt ici le sens, excessif et peut-être inquiétant, de lire. Dans La Mort frappe à 11 H 45 d’Agatha Christie, les choses sont tout aussi exagérées : la clef du mystère ne peut être tirée que d’un roman policier. Holmes compare quant à lui ses enquêtes et certains meurtres à des œuvres d’art. Avec James, Borges, Nabokov et bien d’autres, cette textualisation de l’enquête deviendra plus explicite et menaçante. Les enquêteurs-lecteurs sont l’image même de celui qui tient le livre et qui enquête à sa manière. Et puisque les détectives se permettent de jouer avec le réel, les indices, les significations, qu’ils sont loin d’être d’irréprochables cartésiens, le lecteur est lui aussi convié à faire l’expérience d’une herméneutique obsessionnelle et délirante, parfois créative en tant que telle.

FW : Précisément, vous offrez vous-même un brillant exemple de ce « mixte » de rigueur et de fantaisie, à la faveur d’une contre-enquête sur Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet, qui vous permet d’innocenter le personnage de Mathias, d’ordinaire considéré comme coupable d’un crime pédophile. Toutefois, à la différence de Pierre Bayard dans Qui a tué Roger Ackroyd ? (Paris, Minuit, 1998, « Paradoxe »), votre lecture ne me paraît pas seulement constituer un exemple de délire interprétatif assumé, mais bel et bien une interprétation valide. Selon vous, qui paraissez plutôt bien placé pour trancher, dans cet exemple que vous forgez, peut-on encore parler d’ « imposture » ? Et, si oui, en quel sens ?

MD : La contre-enquête que je propose sur Le Voyeur tient au sentiment non pas que Mathias est un imposteur mais que le récit de Robbe-Grillet est une imposture. Celui-ci nous persuade qu’il n’accuse pas directement son personnage alors que, après un examen attentif, on comprend qu’il met tout en œuvre pour que le lecteur l’incrimine. La ruse est habile en ce qu’elle délègue au seul lecteur la responsabilité de ses déductions. Mais Robbe-Grillet ne nous permet jamais d’aboutir à une conclusion irréfutable. Lorsque l’on reprend les éléments du dossier avec méthode, on peut toutefois découvrir une solution toute différente, où Mathias n’est pas le coupable. On peut même mettre la main sur un assassin, dont je tairai le nom ici, pour entretenir le suspense. Le Voyeur me permet surtout de montrer comment les textes d’imposture, principalement ceux qui reprennent le modèle du roman policier pour faire dérailler le sens, reposent sur des blancs et des lacunes qui vous amènent à en soupçonner les solutions sans pour autant toujours vous autoriser à mener une enquête, comme Pierre Bayard a pu le faire sur Le Meurtre de Roger Ackroyd. Comment contre-enquêter sur un texte comme La Disparition de Perec ? Si vous essayez, les hypothèses foisonnent et s’effondrent en même temps, si bien que vous vous retrouvez dans la même situation que les personnages. La question que posent ces textes n’est pas tant de savoir quel est le fin mot de l’histoire que s’il existe encore une vérité possible. Transformer son lecteur en enquêteur et l’empêcher de résoudre l’énigme, c’est en faire le principal responsable de la faillite du savoir, c’est inventer un tragique moderne qui réside dans une crise de l’enquête qui est aussi une crise de la lecture.

FW : Votre chapitre III (« Contre la psychanalyse ») est consacré aux liens complexes et volontiers agonistiques de la littérature et de la psychanalyse. Au risque de trahir votre pensée, je dirais que vous y montrez comment les auteurs de fiction entreprennent, du sein même de leurs œuvres, de dénoncer l’imposture psychanalytique, perçue comme une herméneutique appauvrissante et totalitaire. On peut bien sûr de nouveau penser à Robbe-Grillet, en particulier à ses Romanesques, où il stigmatise « le lassant crédo du papa-maman-pénis », et entreprend de multiplier les « pièges à psycho-machine »… À ce stade de la réflexion, votre propos est-il de distinguer les types ou fonctions de l’imposture, puisque à sa version abusive et sclérosante (la réduction herméneutique abusive d’une certaine psychanalyse sottement orthodoxe) répond sa version défensive et libératrice (les chausse-trappes ludiques et polémiques inventées par les écrivains) ?

MD : C’est exactement cela. Ce chapitre intervient après avoir montré que la parole d’autorité du détective est compromise, tant dans sa moralité que dans sa rigueur interprétative, et ce dès le roman à énigme traditionnel. Il complète alors cette réflexion en se penchant sur la manière dont les œuvres ont perçu très tôt que la psychanalyse était une rivale dans le domaine de l’enquête. Or, lorsque la littérature prend les armes contre la psychanalyse, le combat s’engage au sujet et à l’aide de l’imposture, opposant « l’imposture psychanalytique » ou le « vaudou freudien », pour parler avec Nabokov, aux ruses créatrices et jubilatoires de la fiction que mettent en pratique les personnages contre leur psychanalyste, qu’il s’agisse de Zeno chez Svevo ou de Humbert chez Nabokov. Ces textes réinvestissent d’ailleurs les récits fondateurs de la psychanalyse, comme Œdipe roi ou « La Lettre volée », pour les interpréter en dehors de toute référence à la psychanalyse et les rapatrier sur les terres de la littérature.

 

FW : A partir de votre chapitre IV (« Les mots imposteurs »), vous accordez de plus en plus d’importance aux procédés de textualisation. Même si votre approche ne se limite pas à la narratologie, classique ou postclassique, cette insistance sur la lettre des textes vous conduit à rencontrer une problématique qui fascine à l’heure actuelle nombre de théoriciens du récit : la question de la fiabilité narrative – ou plutôt, puisqu’il est question d’imposture, celle de son déficit. En effet, nombre des auteurs sur lesquels vous travaillez – Nabokov et Robbe-Grillet, en particulier – manifestent une prédilection notoire pour la construction de narrateurs non fiables (« unreliable », dans la terminologie d’Ansgar Nünning), en raison même de leurs dispositions manipulatrices. Il s’ensuit cette fois que l’imposture n’est plus une menace extérieure contre laquelle il s’agit de se prémunir (comme dans le cas précédemment évoqué de la psychanalyse), mais un choix à la fois esthétique et éthique qui incombe à l’écrivain. D’où une double question : tout d’abord, face à un narrateur manipulateur, le soupçon ne risque-t-il pas de se reporter sur l’auteur (p. 168-169), dont le lecteur sait très bien qu’il l’a façonné ? Ensuite, qu’est-ce que cette conception agonistique des relations d’écriture-lecture vous paraît engager, que ce soit sur le plan historique, esthétique, éthique, idéologique ou (voire) existentiel ?

MD : Il est évident que ces textes manipulateurs occasionnent des confusions délibérées entre leur narrateur et l’auteur, encourageant les lecteurs à faire le rapprochement. L’assassin dans La Disparition de Perec est un Barbu qui a les mêmes traits physiques que lui. Dans « 53 jours », c’est Perec en personne qui intervient comme personnage à la fin, en tant qu’auteur de tous les manuscrits trompeurs qui ont été utilisés dans l’intrigue. Vila-Matas se met en cause dans La Lecture assassine en prêtant ses initiales à la criminelle. Roubaud et Robbe-Grillet incriminent explicitement l’auteur dans la trilogie d’Hortense et Projet pour une révolution à New York. L’idée n’est pas ici de revenir sur les distinctions entre auteur empirique et réel, qu’il s’agisse de celles proposées par Eco ou par Iser par exemple. L’intérêt de cette confusion me semble double. D’abord, elle sert de passerelle avec l’univers du lecteur, à l’intérieur de la fiction, et accroît l’expérience singulière de l’imposture en métamorphosant la lecture en enquête. Ensuite elle conteste de manière redoublée toutes les figures d’autorité. On l’a vu, le détective du roman à énigme n’est pas, comme le psychanalyste, irréprochable. Un juge peut même être l’assassin (Dix Petits Nègres) et, cas peut-être plus grave, un narrateur tout aussi bien (Le Meurtre de Roger Ackroyd). Les conséquences sont donc évidemment éthiques et esthétiques. Mais il me semble surtout que tout ceci prépare le terrain pour l’incrimination d’une ultime figure : le lecteur. Car c’est bien, in fine, sa culpabilité que je vous suggère d’envisager, notamment à l’aide du cas de figure presque impensable où il pourrait être l’assassin ou l’imposteur, mais aussi à l’aide de mon propre texte qui l’invite à mener une enquête comme dans un roman policier et à se demander si, en dernière instance, ce n’est pas mon propre narrateur – si je peux dire – qui truque certaines cartes et lui tend des pièges.

 

FW : Vous montrez bien (p. 138 sq.) que nombre de textes de la modernité, notamment ceux des nouveaux romanciers ou de certains Oulipiens, « utilisent la matrice d’un métarécit [le patron structurel du récit de détection, fondé sur le rétablissement final d’un ordre initialement perturbé] pour se faire anti-métarécits » (p. 139). Toutefois, vous êtes conduit à nuancer votre propos en note (idem, n. 45), où vous attirez l’attention sur la dimension intensément métatextuelle de leurs œuvres. En apparence, il semble y avoir là contradiction : comment la dépasser ?

MD : La contradiction n’est en effet qu’apparente et c’est justement cette apparence qui m’intéresse. Car il s’agit de distinguer les deux sens qu’on peut attribuer au mot « métarécit » avant de les faire jouer ensemble. Le métarécit dont il s’agit ici est le récit explicatif de l’enquêteur qu’il produit à la fin du roman policier pour reconstituer le déroulement des événements, ce qui, jusque-là, était impossible. Or les romans policiers modernes fragilisent les pouvoirs révélateurs de ce métarécit, qui ne résout pas toujours les énigmes et n’est plus au-dessus de tout soupçon, ou, plus radicalement, s’en passent comme chez Echenoz ou Robbe-Grillet. Cette attaque contre l’une des caractéristiques définitoires du roman à énigme traduit la crise du savoir dans laquelle s’engouffrent ces textes. Mais ces œuvres sont volontiers métatextuelles. En ce sens, elles sont des métarécits, c’est-à-dire des récits qui parlent du récit. Or c’est bien par cette métatextualité obsessionnelle qu’elles troublent plus encore la possibilité d’établir un savoir, brouillant radicalement les frontières entre fiction et réalité. On peut donc dire que c’est aussi parce que ces œuvres sont des métarécits, au sens de textes qui nous parlent du texte, qu’elles se font plus violemment encore des anti-métarécits, au sens de textes qui mettent à mal la possibilité d’un récit explicatif.

FW : Votre sixième et dernier chapitre («La littérature est-elle coupable ?») insiste sur ce que vous nommez le possible  « virage textualiste de l’enquête » (p. 151), qui impliquerait un examen (méta-)critique des « méthodes et enjeux de l’herméneutique littéraire » (p. 153). En cette occasion, vous repérez, dans nombre d’œuvres contemporaines, la mise en intrigue « d’un véritable fanatisme herméneutique » (p. 159)qu’illustreraient également des romans comme Jette ce livre avant qu’il soit trop tard de Marcel Bénabou, ou Le Pendule de Foucault d’Umberto Eco. Vous serait-il possible de préciser en quoi la représentation de cette pulsion herméneutique en roue libre constitue un moyen privilégié pour assurer l’articulation pour le moins paradoxale de la lutte contre l’imposture et de son désir ?

MD : On touche ici à l’un des paradoxes les plus retors de l’imposture. En effet, les enquêtes textualistes sur l’imposture, chez James, Borges, Perec, Nabokov, Auster et d’autres, font de l’interprétation du texte et du réel un véritable tourment. Les protagonistes enquêtent dans deux domaines que tout sépare et s’échinent à trouver des clefs de lecture de l’un et de l’autre dans l’un et l’autre. Les hypothèses se multiplient à l’infini et le désir de donner du sens vire au fanatisme herméneutique. Mais les inspecteurs ne sont jamais prêts, comme Lönnrot dans « La mort et la boussole » de Borges, à accepter que le réel et les œuvres puissent n’avoir aucun sens. Que les faits ne s’intègrent pas dans un système plus vaste. Ils refusent ce que Clément Rosset appelle l’idiotie du réel, à savoir n’être que soi-même, et que j’étends pour ma part aux œuvres qui peuvent aussi être livrées à une forme d’idiotie du texte. Tous les éléments d’un récit ne sont en effet pas obligatoirement signifiants. Or l’interprétation, elle, ne peut se passer de dualité, de polysémie, pour exister. Elle est incapable de se satisfaire de l’idiotie. C’est alors contre cette idiotie conjointe des textes et du réel que les inspecteurs se démènent, jusqu’à une sorte de délire herméneutique. Ils ont besoin que les œuvres et les faits soient affectés de duplicité ; ils ont besoin qu’il y ait imposture pour les déchiffrer. Si bien que leur enquête, qui s’évertue à démasquer et faire cesser une imposture, désire l’imposture pour entretenir l’investigation et s’adonner au vertige de l’interprétation.

FW : Manipulation, usurpation, tromperie, fraude, falsification, agôn, élimination symbolique, etc. : tous ces traits que vous prêtez à juste titre aux littératures de l’imposture esquissent à première vue un panorama inquiétant, où paraît régner une vision pessimiste tant de la littérature que des relations interpersonnelles. Pourtant, votre essai – et c’est également ce qui fait son charme – se veut non seulement une illustration, mais aussi une défense des paradoxales vertus de l’imposture. Vous insistez en particulier sur sa force de jubilation ou sa « puissance de réjouissance » (p. 179). Afin de clore nos échanges sur une note optimiste – ou même prosélyte, si vous le souhaitez… -, pourriez-vous spécifier en quoi l’imposture peut, de façon contre-intuitive, se révéler somme toute salubre ?

MD : Mon essai est une enquête, conçue sur le modèle du roman policier et de l’imposture. Il joue avec un lecteur qu’il interpelle et invite à participer à la construction du sens. Il accompagne ainsi la jubilation qui caractérise les textes d’imposture. Récits joueurs assurément, ces œuvres mettent en scène le plaisir de la tromperie grâce à l’immunité qu’octroie la fiction au lecteur. Elles permettent d’expérimenter, de vivre et d’assumer ce qui, moralement, est au départ répréhensible, et donc d’en mesurer toutes les implications. Pour autant, elles ne font pas l’impasse sur la dimension tragique et inquiétante de ce monde où les identités s’effritent et où le savoir s’anéantit. Dans une société où l’imposture défraye la chronique, où le complotisme et la « post-vérité » préoccupent de manière grandissante, la leçon de la littérature est plus que jamais nécessaire. Avec l’imposture, elle met à l’épreuve notre capacité à lire et à donner du sens au monde. Elle sonde, en la malmenant, la construction des savoirs et du langage lui-même. C’est ainsi qu’elle déjoue le prêt-à-penser et les assignations identitaires, qu’elle exige de son lecteur un investissement redoublé pour mieux le mettre en échec et le transformer, pour son plus grand plaisir, en mauvais lecteur. Elle nous exhorte à jeter sur notre société de l’imposture un œil neuf, à nous défaire de nos préjugés pour que nous puissions, peut-être, nous réapproprier  ses mécanismes jubilants d’imposture. Elle nous apprend, de manière salutaire, que seule une parole qui se sait imposture pourra, au milieu des mensonges, approcher d’une forme paradoxale, précieuse et précaire, de vérité.

 

 

 

 

 

 

 


Entretien publié le 07/01/2019

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