Le démon de la théorie

Entretien avec Antoine Compagnon, professeur de littérature française à la Sorbonne (Paris IV) et à Columbia University (NewYork).

 

 

A.P. Vous dites au début de votre livre que " Les réponses passent et les questions restent. " Les théories dans les sciences exactes changent constamment et ces changements paraissent justifier dans la mesure où toute science exacte vise un savoir définitif, une vérité finale. En est-il de même de la littérature ? Qu'est-ce qu'on trouve à l'horizon des recherches littéraires ? Peut-on parler d'effet de mode dans le domaine littéraire ?

Antoine Compagnon : Le mouvement des théories littéraires - mais c'est un peu la même chose avec le mouvement de la littérature - est un mouvement assez fondamentalement imprévisible. Dans les sciences exactes, en revanche, il y a une sorte de développement, de progrès. Peut-on parler de progrès en théorie littéraire ou en littérature ? C'est peu convaincant. J'ai dit que les solutions passent et que les question restent avec le sentiment qu'il existent des grands rythmes de la théorie. Après avoir été d'un côté, on retourne vers l'autre côté. Ces grands rythmes sont sur une longue durée. Ils sont assez permanents. Par exemple, d'un intérêt pour le texte on passe à l'intérêt pour le contexte. C'est ce type de mouvement qui rythme l'histoire de la théorie littéraire depuis l'Antiquité, en passant par le Moyen Âge et par la rhétorique d'où parfois l'impression de ressassement : on retrouve - selon ce rythme séculaire - des manières de poser des problèmes qui ont été celles du passé. Evidemment, ce n'est pas tout à fait la même chose. Barthes prenait toujours l'image de la spirale qu'il reprenait à Vico pour signifier que même lorsqu'on retrouve les questions qui ont été posées auparavant ce n'est pas la même chose. Je crois effectivement qu'il y a de grands rythmes de la théorie, comme dans l'exemple que j'ai déjà donné, où après un moment d'accent très fortement mis sur la textualité, il y a eu de nouveau un accent mis sur le contexte. On peut supposer que cela provoquera une réaction et qu'il y aura immanquablement un jour ou l'autre un retour au texte

A.P. Cette dualité que vous indiquez dans votre réponse, on la retrouve dans la composition de votre livre. En effet, pour chaque question importante abordée dans Le Démon de la théorie, vous proposez au moins deux réponses possibles. Par là vous semblez prôner une conciliation ou plutôt une pondération qui est le signe par excellence de la maturité critique. Cette pondération, est-elle le résultat exclusif de votre évolution scientifique personnelle ou répond elle aussi de façon plus ou moins directe à un état plus général de la théorie littéraire d'aujourd'hui ?

Antoine Compagnon : Cette pondération est sans doute liée à une prise de conscience (qui n'est pas seulement la mienne) de ce rythme de la critique, mais aussi à une prise de distance. D'ailleurs, ce sont des positions qu'on m'a reprochées. Les lecteurs et les étudiants aiment bien des positions plus fermes. Aboutir à la fin des chapitres ou du livre à des questions plutôt qu'à des solutions ça peut déconcerter ou ne pas satisfaire pleinement celui qui voudrait avoir l'affirmation d'une position juste. La position juste est dans l'hésitation, dans la perplexité, dans la disponibilité, dans l'ouverture. Je crois aussi que cela correspond à un moment historique dans la théorie et dans la critique littéraire qui n'est plus celui de la vocifération. On a connu cela. Les positions étaient proclamées avec beaucoup plus de foi et de vigueur pour être aussitôt reniées avec autant de foi et de vigueur. Il me semble que c'est pas tout à fait le contexte d'aujourd'hui que cela soit d'ailleurs dans la politique ou dans d'autres domaines. On n'en est plus là. Evidemment l'inconvénient des positions plus raisonnables c'est qu'elles sont moins entendues. On préfère les penseurs plus hystériques

A.P. Est-ce que cette pondération critique reflète aussi l'état de la littérature ?

Antoine Compagnon: Il ne faut pas se cacher que la pondération critique n'a pas que des avantages. L'avantage des périodes de grands enthousiasmes pour telle ou telle théorie plus engagée est qu'ils amènent à la littérature même si l'on vient à la littérature avec des motivations un peu étroites. Si on aime la littérature il faut considérer que c'est une bonne chose et qu'une fois amené à la littérature on y reste, alors que dans une période de plus grande modestie ou modération les étudiants peuvent par exemple se demander pourquoi aller étudier la littérature. Je ne vous cache pas que l'attitude critique, celle qui me semble être (quand même) la vrai attitude critique, l'attitude pluraliste et ouverte, peut correspondre avec un moment de plus grand doute sur la littérature elle-même et du moindre conviction relativement à ce qui se fait en littérature. Alors dans la situation française je me demande souvent si c'est à cause de moi que je lis moins de littérature contemporaine ou bien si c'est à cause de cette littérature contemporaine.

A.P. Est-ce que la théorie peut faire aimer la littérature ? Est-ce que son but est aussi de faire aimer la littérature dont elle parle ?

Antoine Compagnon: Non, je ne crois pas. La critique, comme je la définis dans ce livre, est à la fois une épistémologie et une déontologie. Epistémologie au sens où il s'agit de savoir ce qu'on fait. C'est ce qu'on peut donner comme but à la théorie : parler de la littérature, étudier la littérature, faire de la recherche sur la littérature avec une conscience critique de ce qu'on est en train de faire. Il y a donc une dimension épistémologique de la critique littéraire. Et puis, il y a une dimension déontologique parce que je crois que ce qu'on fait avec la littérature représente un engagement existentiel et que cet engagement existentiel, c'est aussi un peu un engagement moral. Il y a une morale de la littérature. C'est pour cela que je parle de déontologie. Pour moi la théorie représente un peu une déontologie des études littéraires, du métier d'étudiant, de professeur, de chercheur en littérature. C'est pour ça que c'est important. C'est évidemment une discipline qui est liée à un exercice sur la littérature pour les étudiants, pour les professeurs, pour les chercheurs plutôt que pour un public général à qui il s'agirait de faire aimer la littérature. Mais ce que je voulais dire, c'est que dans le choix des étudiants aujourd'hui d'étudier la littérature plutôt qu'autre chose, il peut y avoir une séduction de la théorie comme façon d'étudier la littérature. En tout cas, pour quelqu'un de ma génération, c'est quand même comme ça que ça s'est passé. Quand je me suis mis à étudier la littérature il y avait une présence théorique très forte et très porteuse pour la discipline. Si, aujourd'hui, la théorie n'est pas aussi visible ou enthousiaste, ce n'est pas sans conséquence sur le choix des étudiants qui vont aller plutôt vers d'autres disciplines.

A.P. Avez vous quelques regrets ou un peu de nostalgie des années de l'effervescence critique en France ?

Antoine Compagnon : Oui. Même s'il y avait des illusions sur le pouvoir de la théorie ou de la littérature, même s'il y avait des engagements peut-être un peu rapides ou excessifs - ce que je raconte d'ailleurs dans mon livre -, et en dépit d'un certain nombre de positions auxquelles la théorie a été portée et qui étaient parfois indéfendables. il y avait - lorsque cette théorie se portait bien - une conviction qui était aussi favorable à la littérature elle-même. Et même si on a beaucoup dit depuis - en particulier en France - que la théorie avait été néfaste à la littérature. Ainsi, lorsqu'on dit que la littérature française ne se porte pas bien aujourd'hui et que c'est la faute des la théorie des années soixante-dix, je n'y crois pas du tout ou pour le dire autrement : il n'y a pas beaucoup d'indices que ce soit le cas.

A.P. Est-ce que la période de l'accalmie critique relative que nous vivons aujourd'hui peut annoncer un nouveau rebond de la recherche " virulente "?

Antoine Cmpagnon: On peut rien prévoir dans ces matières, mais- si on pense à ce rythme assez régulier des types d'intérêt pour la littérature - on peut effectivement imaginer qu'un jour ou l'autre apparaîtront des positions moins pondérées, plus enthousiastes. Je crois qu'il existe une forte corrélation entre la théorie littéraire et la littérature. Je le dis d'ailleurs dans Le Démon de la théorie. Il me semble que très souvent la théorie littéraire a transformé en universaux de la littérature ce qui était son adhésion et sa coïncidence avec une littérature contemporaine. Le bon exemple est le formalisme russe - mouvement fondamental pour tout le XXe siècle - et son rapport à la poésie futuriste russe. On peut penser aussi aux grands articles de Barthes en coïncidence avec les début du Nouveau Roman. Il y a des affinités C'est aussi pourquoi la théorie se trompe, c'est pourquoi elle est d'une certaine façon limitée et excessive : elle érige en universaux une littérature qui est singulière. Il me semble que c'était toujours un peu le mouvement de la théorie. Une forte corrélation avec une littérature contemporaine. C'est ce qu'on ne voit pas sur le moment, mais une telle coïncidence peut de nouveau apparaître.

A.P. De par vos engagements à la Sorbonne et à Columbia University, vous vous trouvez dans la position d'un témoin privilégié et d'un acteur de premier plan dans la théorie littéraire contemporaine. Est-il possible de parler d'un rapport mouvant entre les deux continents, c'est-à-dire d'une relative convergence critique américaine autour du postmodernisme en tant que mainstream critique d'un côté et le " pluralisme relatif " européen de l'autre côté ?

Antoine Compagnon: Le problème c'est que ce qu'on voit de l'autre continent quant on n'y est pas, ce sont justement les gens qui crient le plus fort. Ca donne une image faussée de ce qui se passe ailleurs. Par exemple, vu des Etats-Unis, on pouvait penser longtemps qu'en France il n'y avait que le structuralisme et le post-structuralisme. En vérité, dans le paysage critique et théorique français ça n'occupait évidemment pas tout le terrain. En littérature et en critique un moment est toujours très hétérogène. C'est une hétérogénéité du contemporain. C'est la même chose des Etats-Unis aujourd'hui. Il y a des mouvements qu'on pourrait appeler post-coloniaux, mais il y aussi le nouvel historicisme il y a beaucoup d'autres choses. L'image serait faussée si on la réduisait à une école ou à une autre. Ce qui se passe en ce moment c'est qu'il y a un mouvement de globalisation dans le mouvement des idées, dans le marché des idées comme on dit parfois. Il me semble qu'il y a aujourd'hui une relative mondialisation des courants.

A.P. On a pu observer, depuis quelques années, un retour de l'Histoire sur la scène théorique française. Toute une série d'ouvrages de bonne facture, suivie de plusieurs colloques universitaires, confirme l'importance actuelle du sujet. Est-ce que cet axe de recherches peut ouvrir des perspectives sérieuses ou - au contraire - , vous pensez qu'on fonce dans le mur ?

Antoine Compagnon: Ca fait partie des directions de recherches les plus fructueuses aujourd'hui. C'est un bon exemple qui nous montre que s'il y a un modèle qui revient, il revient mais c'est autre chose. Ce n'est plus le même modèle. Même s'il y a un retour de l'Histoire dans les études littéraires, il y a eu d'une certaine façon un passage à la littérature de l'Histoire où - en Histoire - l'on est beaucoup plus soucieux de tout ce qui est récit historique et des méthodes littéraires de l'Histoire et du récit historique. Donc, s'il y a un retour de l'Histoire ce n'est plus du tout la même chose qu'auparavant et je crois que c'est l'une des directions dans lesquelles il y a beaucoup à faire. Je m'interrogeais la semaine passée sur ce qu'il y avait encore à faire sur Proust. On a le sentiment que tout a été fait, que toutes les voies critiques ont été explorées, que la narratologie est allée jusqu'au bout, que la socio-critique est allée jusqu'au bout, que la psychanalyse est allée jusqu'au bout Qu'est-ce qu'il reste à faire ? Je crois qu'il reste beaucoup à faire dans des travaux qui mettent en rapport la littérature et l'Histoire mais d'une façon qui n'avait pas été exploitée jusque là et qui relèverait de l'histoire culturelle, de l'histoire des représentations

A.P. Je souhaiterais vous poser une dernière question : dans la conclusion du Démon de la théorie vous énumérez les reproches que l'on pourrait vous faire, ou plutôt des sujet dont l'absence dans votre livre vous sera reprochée. De tous les sujets que vous avez ainsi énuméré un seul éveille ma curiosité : le genre. Quels motifs vous ont poussé à omettre une notion aussi importante pour la théorie littéraire ?

Antoine Compagnon: Il me semblait que la notion n'était pas aussi litigieuse. Sur les autres sujets - la littérature, l'auteur, le monde, le lecteur, le style, l'histoire, la valeur - il y avait beaucoup plus de positions tranchées et de disputes. Le genre n'avait pas fait l'objet d'un tel débat. C'est pourquoi je ne l'ai pas intégré dans la discussion. Mais depuis j'ai fait un cours sur le genre qui est disponible sur Internet

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