Pratiques poétiques de la mémoire

Entretien avec Claude Calame

 

Après avoir été professeur de langue et littérature grecques à l’Université de Lausanne, Claude Calame est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Il vient de publier Pratiques poétiques de la mémoire. Représentation de l'espace-temps en Grèce ancienne (La Découverte). Au nombre de ses publications, Thésée et l’imaginaire athénien (Payot, 1996, 2e éd.), Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque (Payot, 1996), Poétique des mythes dans la Grèce antique (Hachette, 2000), L’Éros dans la Grèce antique (Belin, 2002, 2e éd.), Masques d’autorité (Les Belles Lettres, 2005).

 

Propos recueillis par Bérenger Boulay

 

Bérenger Boulay : Pour commencer, je voudrais vous interroger sur ce qui me paraît constituer l’unité d’une démarche au fil de vos publications. Il est d’abord difficile de classer vos travaux, de les inscrire dans une seule discipline ou un seul paradigme. L’étiquette la moins mauvaise est peut-être « anthropologie historique des discours en Grèce ancienne ». Comme Jean-Pierre Vernant ou Pierre Vidal-Naquet (qui accueillit d’ailleurs en 2006 votre dernier ouvrage, Pratiques poétiques de la mémoire. représentations de l’espace-temps en Grèce ancienne, dans la série « histoire classique » de la collection « textes à l’appui » aux éditions La Découverte), vous pratiquez une anthropologie historique des textes grecs, mais vos recherches se caractérisent aussi par un recours plus systématique à la sémiotique et à la linguistique énonciative. Quelles difficultés pose cette articulation entre histoire et anthropologie d’une part, et anthropologie et sémiotique de l’énonciation d’autre part ?

Claude Calame : La démarche que j’ai tenté d’élaborer dans l’approche des manifestations culturelles de l’Antiquité s’est en effet avérée inclassable. Dès la fin de mes études de base j’ai été confronté autant aux apories du développement connu par la philosophie spéculative qu’aux débats sans issue de la philologie fille de la « Altertumswissenschaft » ; d’un côté les jeux linguistiques de la rhétorique immanente de Martin Heidegger à partir d’une réflexion grecque sur l’ « être » transformée en métaphysique malsaine, de l’autre les controverses herméneutiques sur des formes de discours réduites à l’état de textes dans un historicisme littéraire étroit ­– le tout baignant, soit par la spéculation la plus abstraite, soit par la technicité la plus desséchée, dans un idéalisme diffus qui semblait faire de nous les héritiers directs de la Grèce classique. L’absence tant chez les philosophes que chez les philologues (avec de notables exceptions) de toute sensibilité à la production poétique comme pratique sociale et culturelle, marquée dans un espace et un temps culturellement définis, nous privait de deux approches : d’une part une saisie compréhensive, anthropologique des textes comme manifestations symboliques dans une communauté culturelle à situer autant du point de vue historique que géographique ; d’autre part l’attitude critique résultant de l’indispensable conscience de la distance qui nous sépare d’une civilisation intellectuellement foisonnante et sans doute inspiratrice, mais bien différente d’un paradigme européen marqué par le monothéisme, l’industrialisation, le capitalisme et la démocratie libérale.

En pleine effervescence à la fin des années soixante, les sciences humaines se sont offertes aux antiquisants pour tenter notamment de relire dans des perspectives nouvelles  ce qui nous a en effet été retransmis sous forme de textes; des perspectives aptes à faire apparaître les spécificités dans la différence tout en reconnaissant, par l’usage de concepts opératoires reconnus en tant que tels, le caractère relatif de nos tentatives de traduction au-delà de la distance historique et géographique. Mon orientation vers les sciences humaines s’est donc focalisée d’une part sur l’anthropologie culturelle et sociale, d’autre part sur la sémantique linguistique, puis la narratologie. Deux sites académiques ont donné à cette inclination une tournure concrète : l’Istituto di filologia classica d’Urbino où la réflexion se développait activement sur la poésie homérique en tant que tradition orale dans des communautés dont les pratiques discursives et rituelles évoquaient les cultures exotiques restituées par les anthropologues ; le Lexikon des frühgriechischen Epos à Hambourg où l’exploration sémantique reposant sur l’usage des mots en contexte m’a conduit dans une premier temps vers la linguistique fonctionnelle d’André Martinet, puis vers la sémantique structurale et la théorie du récit élaborées par Algirdas J. Greimas qui venait de participer à Urbino à la fondation du Centro internazionale di semiotica.

A la croisée entre une anthropologie sensible autant à l’épaisseur symbolique qu’aux fonctions sociales des manifestations de culture et une sémantique linguistique que les formes poétiques contraignent à dépasser l’unité de la phrase, l’approche proposée ne s’insère ni dans les disciplines de l’Antiquité (histoire, philologie, archéologie), ni même dans les catégories disciplinaires des sciences humaines. Cette volonté transdisciplinaire a plusieurs effets secondaires négatifs de réception diffractée, autant dans la perspective des insertions universitaires que dans le monde éditorial.

BB : Dans vos travaux, l’acheminement, depuis des textes, vers des contextes, l‘articulation entre l’intra- et l’extra-discursif, passe très souvent par l’étude de « l’appareil formel de l’énonciation », pour reprendre une expression proposée naguère par Émile Benveniste. Vous vous intéressez en effet à l’« énonciation énoncée », aux marques de l’énonciation dans l’énoncé, que vous considérez comme des seuils, des voies (sinon des voix) d’accès privilégiées à des situations de communication, à des « performances », souvent (ch)orales et rituelles. Dans cette perspective vous convoquez bien sûr les travaux de Benveniste, mais aussi, depuis quelques années, ceux de Karl Bühler, dont la Sprachtheorie date de 1934. À part une nouvelle terminologie, assez surprenante d’ailleurs, qu’apporte Bühler aux travaux plus tardifs de Benveniste ?

CC : Le biais des voix énonciatives me semble offrir une voie d’accès à la dimension pragmatique de toute forme de discours ; il représente un moyen épistémologiquement correct de transformer le texte en discours, si l’on veut bien admettre l’équation schématique: discours = texte + conditions d’énonciation. Dans les discours qui nous sont parvenus de l’Antiquité sous forme de textes, partir des marques relevant de ce qu’E. Benveniste dénomme « l’appareil formel de l’énonciation » évite de plaquer sur ces manifestations textuelles des circonstances de communication que l’on reconstruit souvent de manière extérieure ; avec la conscience que dans le repérage spatio-temporel et surtout autorial dont tout discours est l’objet du point de vue énonciatif, l’instance d’énonciation avec ses paramètres spatiaux et temporels ne renvoie qu’indirectement à un auteur et au hic et nunc de la performance verbale et vocale. De là l’idée de masques discursifs, de postures autoriales qui acquièrent une épaisseur sémantique dans le texte avant de renvoyer à un auteur (saisi dans sa «fonction auteur»  plutôt que dans sa réalité psycho-sociale), voire à d’éventuels exécutantes ou exécutants qui, dans le cas de la poésie grecque, sont distincts de la personne du poète.

C’est sur ce point très délicat de la référence extra-discursive que le recours à la distinction opérée par Karl Bühler entre Deixis am Phantasma et demonstratio ad oculos trouve toute sa pertinence. La combinaison des jeux internes d’anaphore et de cataphore avec des gestes deixis extra-textuelle permet de comprendre non seulement les nombreuses interférences que tout texte offre entre le niveau de l’ « histoire/récit » (il/elle, autrefois, là-bas) et celui du « discours » (je/tu, ici, maintenant), entre l’ « l’énoncif » et l’ « énonciatif » ; mais, par l’attention portée aux gestes verbaux de monstration intra- et extra-linguistique, il nous rend sensible à la question cardinale de l’immanquable référence à ce qui est extérieur au monde (énoncif et énonciatif) créé par des moyens verbaux dans le discours. Références indirectes par l’intermédiaire de créations verbales à qui il convient de reconnaître une autonomie sémantique partielle, toujours référée. C’est ce que n’a pas voulu comprendre Sophie Rabau dans les critiques sensibles qu’elle a adressées1 à certains des chapitres du Récit en Grèce ancienne2, en dépit du soin scrupuleux que j’ai mis à distinguer l’énonciation énoncée (ou l’énoncé de l’énonciation), création purement verbale, des conditions historiques de l’énonciation ou de la communication qui incluent des déterminations d’ordre institutionnel, rituel, culturel, idéologique, mais aussi psycho-social. Sa double référence à l’herméneutique esthétisante de Hans-Georg Gadamer est significative des malentendus postmodernistes qu’elle se plaît parfois à entretenir.

Dans cette mesure, je ne peux me réclamer directement ni de l’héritage greimassien fondé sur le postulat structural de l’immanence du texte, ni de celui incarné par certains des travaux de Marcel Detienne, de Jean-Pierre Vernant ou parfois de Pierre Vidal-Naquet, marqués par l’anthropologie structurale des années soixante. De manière significative, la collection dans laquelle Pratiques poétiques de la mémoire a été accueillieest dénommée « Textes à l’appui » et non pas « Discours à l’appui» ! Dans la perspective de filiation critique à l’égard de ceux dont j’ai suivi les enseignements comme doctorant, j’aimerais insister sur le profit que j’ai tiré par la suite des deux groupes informels de recherche auxquels je me suis trouvé associé. Ces travaux en collaboration ont débouché sur la publication de plusieurs de ces ouvrages collectifs qui ont si mauvaise presse auprès des éditeurs ; qu’il s’agisse des fruits de la collaboration à l’intérieur du «séminaire interdisciplinaire» qui s’est développé à l’Université de Lausanne pour devenir le Centre de recherche en analyse comparée des discours animé notamment par Jean-Michel Adam (voir par exemple Poétiques comparées des mythes3 dirigé par Ute Heidmann) ; ou qu’il s’agisse des travaux conduits dans le domaine de l’anthropologie critique par le groupe travaillant sur l’axe Turin – Pavie – Milan – Lausanne – Paris (ainsi, récemment, le collectif Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie4).

BB : Toujours du point de vue de cette  poétique pragmatique de l’énonciation énoncée qui caractérise votre travail, il me semble apercevoir un lien entre vos deux derniers ouvrages. Dans Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque ancienne5, l’analyse de structures énonciatives est focalisée sur le profil du je énonciatif lui-même, tandis que Pratiques poétiques de la mémoire  se tourne vers l’insertion spatiale ou temporelle de l’instance d’énonciation. Ces deux ouvrages forment-ils une sorte de diptyque dont, si je force un peu le trait, l’un des pans s’attacherait plutôt à la catégorie de la personne et dont l’autre pan privilégierait les catégories du temps et de l’espace, se répartissant en somme les lieux et les enjeux de la linguistique de l’énonciation ?

CC : L’aspect de diptyque offert par les deux ouvrages récents que vous mentionnez m’avait échappé. Je l’accepte volontiers en dépit des « conditions de production » bien distinctes de ces deux livres ; l’un est un recueil d’études retraçant la construction verbale et poétique de l’éthos et des postures autoriales relevant de l’instance d’énonciation dans différentes formes discursives grecques, allant des chants homériques jusqu’à la poésie érudite de l’époque hellénistique ; l’autre est issu d’une série de conférences qui, données à Harvard au tournant du siècle, sont centrées sur des conceptions poétiques de l’espace-temps, sur des tracés spatio-temporels qui conduisent au présent et qui, en raison des conditions d’énonciation rituelles de ces formes de mémoire pratique, sont destinés à orienter ce présent.

Dans ces deux séries d’études je me suis trouvé confronté à la question de la référence du discours poétique ; j’ai ainsi rencontré les termes en lesquels on vient de reposer la question de la fiction : récit factuel ou récit fictif, monde référentiel ou monde possible, production de connaissances ou « feintise ludique » ? La relecture dans leurs innombrables versions des récits poétiques que nous avons constitués en « mythologie grecque » tend à montrer l’absence de pertinence de l’alternative. D’une part en effet, sauf à être réduits à l’état d’intrigues dans des traités de mythographie, les mythes grecs n’existent que dans les formes poétiques qui les ont portés jusqu’à nous ; qu’il s’agisse des poèmes à caractère narratif tels les poèmes homériques, des dramatisations dans la tragédie classique ou de ces innombrables formes de poésie rituelle destinées aux célébrations sociales et cultuelles qui ponctuaient la vie des cités hellènes. C’est dire que le mythe, aussi fictif qu’il puisse nous sembler, aussi fabuleux qu’il ait pu apparaître déjà à certains philosophes grecs, est toujours référé au présent, au hic et nunc d’une performance poétique s’inscrivant dans un cadre rituel. Par ailleurs, les actions de ces grandes figures héroïques encore très proches des dieux constituent le passé de la communauté : Héraclès en tant que héros civilisateur, Thésée comme fondateur de la cité, Œdipe en tant que héros protecteur – pragmatique rituelle, mémoire civique. Si avec le passage du temps et essentiellement dans une perspective philosophique on est amené à mettre en question la valeur de vérité de ces récits héroïques dans leurs formes poétiques, c’est surtout au nom de critères moraux ; la vérité factuelle et historique de la guerre de Troie et de ses protagonistes n’est jamais fondamentalement mise en doute. Pris parfois comme l’exemple même de la fiction, le mythe grec, dans la « song culture » qu’est la culture des cités hellènes, dispose par sa réalisation poétique d’une dimension pragmatique et référentielle forte. Loin d’être refermé sur lui-même, le monde possible qu’il construit varie constamment selon les paramètres du hic et nunc et de l’efficacité qu’il y trouve.

Figures narratives, temps et espace qui, par des moyens « poiétiques » puissants et par des stratégies énonciatives subtiles, sont l’objet de constantes réélaborations pour être actifs dans le présent civique et social.

BB : Dans votre dernier ouvrage, les analyses des représentations spatio-temporelles en Grèce ancienne entrent en dialogue - parfois polémique - avec la philosophie, en particulier avec la phénoménologie et l’herméneutique. Vous vous référez souvent au Ricoeur de Temps et récit, Soi-même comme un autre et La Mémoire, l’histoire, l’oubli, mais vous jugez  trop restreinte sa conception du « temps calendaire » et vous déplorez sa fascination pour Heidegger, que vous n’êtes pas loin d’accuser, lui, d’imposture. Comment vous situez-vous par rapport à ces philosophes et plus généralement par rapport à la philosophie ? Vous semblez à la fois contester à cette discipline son statut traditionnel de dépositaire de la réflexion sur la temporalité et lui reprocher son mépris pour le temps que l’on dit parfois « vulgaire », par opposition au « temps vécu ».

CC : Votre sentiment correspond à ma conviction. La composante pragmatique constitutive des différentes formes de discours « poiétiques » des Grecs me semble interdire d’en inférer des conceptions philosophiques trop éloignées de nos manières de vivre le temps. Chez Platon lui-même la forme dialogue conduit à une mise en scène des effets pragmatiques du discours même le plus abstrait ; dans le Timée par exemple, la cosmologie est référée par l’intermédiaire de la mise en scène et de l’échange dialogués (par le mode narratif de ce que Platon dénomme précisément dans la République le « dramatique » par opposition au « diégétique ») aussi bien à l’histoire légendaire de la cité qu’aux préoccupations d’interlocuteurs confrontés à la mortalité de leur condition humaine et à la question de la mémoire de la communauté à laquelle ils appartiennent.

Les réflexions de Paul Ricœur sur la cohérence de l’action humaine ou sur la permanence de l’identité du soi partagé entre l’idem et l’ipse sont beaucoup plus stimulantes quand elles sont inspirées par la relecture successive de la Poétique d’Aristote, des représentants de la philosophie du langage, de la narratologie greimassienne ou de certains des Problèmes de linguistique générale de Benveniste. Ricœur a su exploiter tout le bénéfice à tirer du développement de savoirs centrés sur les pratiques de l’homme qui se fabrique sans cesse en interaction avec les autres notamment par le biais de l’échange verbal. Il a pleinement assumé le linguistic turn, ce qui n’est par exemple pas le cas de son collègue allemand Gadamer, encore très attaché à une phénoménologie entièrement philosophique et à une herméneutique ontologisante (voir à ce propos les quelques références que j’ai indiquées dans mon étude sur l’interprétation et la traduction des cultures6).

Dans le domaine même de la relecture des textes antiques, la posture philosophique offerte par les travaux de Jean Bollack est à cet égard parfaitement significative. Fondée sur un prétendu retour aux principes fondant l’herméneutique de Schleiermacher, cette relecture insiste sur les interventions créatives et critiques d’un auteur à l’égard d’une tradition (Schleiermacher : « Le discours (Rede !) est l’expression d’une âme individuelle ») pour sous-estimer le poids du rôle joué par la langue (Schleiermacher : « La tâche est de comprendre le sens du discours à partir de la langue »). Une telle posture conduit à une sorte de sacralisation du sens originaire qui serait contenu dans le texte et dont l’accès serait assuré à la « philologie critique » par une anamnèse des différentes interprétations dont il a été l’objet. Autant le rejet de la polysémie constitutive de toute production langagière que l’ignorance de la réflexion sur la pragmatique de discours destinés à des circonstances d’énonciation définies dans l’espace et dans le temps impliquent une critique et un rejet de toute approche anthropologique des traces textuelles laissées par les manifestations discursives et culturelles de l’Antiquité. Par l’intermédiaire d’une rhétorique qui mêle les procédures assertives aux glissements énonciatifs l’attitude critique attribuée au nouveau philologue finit par se superposer à celle que l’on croit déceler chez l’auteur confronté à une tradition poétique; La Grèce de personne devient la Grèce de Bollack.

BB : L’herméneutique n’est pas le seul courant de pensée que vous convoquez et éprouvez. Dans Pratiques poétiques de la mémoire  la réflexion sur les représentations grecques de l’espace et du temps passe par une mise à l’épreuve de paradigmes qui ont selon vous marqué depuis une cinquantaine d’années les recherches sur l’antiquité grecque, sinon l’ensemble des sciences humaines: le structuralisme, les gender studies, le revival de l’idéalisme philosophique et enfin le néomysticisme. Ces quatre démarches n’ont cependant pas le même statut au regard de votre propre parcours intellectuel et le structuralisme ou l’étude du gender apparaissent assez productifs tandis que les deux derniers paradigmes ne passent pas vraiment les qualifications. Pouvez-vous proposer un bilan de ces épreuves, en nous rappelant aussi la teneur de chacun de ces paradigmes qui ne bénéficient pas de la même ancienneté ni de la même notoriété ?

CC : Le retour sur quatre parmi les paradigmes qui me semblent avoir marqué l’anthropologie historique de l’Antiquité gréco-romaine depuis les années soixante découle de l’exigence de ce que j’appelle le « triangle comparatif ». Dans la perspective de l’anthropologie réflexive que nous avons tenté de définir dans le groupe international mentionné, l’adoption d’une démarche comparative implique non seulement que les analogies de surface entre comparant et comparé conduisent, par le contraste comparatif, aux différences et aux spécificités des deux manifestations culturelles mises en regard ; mais elle exige aussi un retour sur les procédures qui animent la comparaison ; elle implique donc un retour critique sur les paradigmes qui fondent notre propre point de vue comparatif.

Le choix des mouvements que j’ai très sommairement soumis à ce nécessaire retour critique a été conditionné aussi bien par la nature des formes de discours comparées que par ma propre orientation critique. Cet échantillon est donc parfaitement hétérogène. Et si l’anthropologie historique doit reconnaître une dette positive à l’égard du structuralisme et, dans une moindre mesure sans doute, vis-à-vis des études genre, le retour de différentes formes d’idéalisme philosophique de même que le néo-mysticisme diffus dans la recomposition des identités religieuses contemporaines ont des conséquences négatives en particulier dans l’approche des religions polythéistes de l’Antiquité. Le premier conduit à de nouvelles essentialisations des concepts pratiques développés par les Anciens, le second à l’usage du rite de passage et singulièrement du rite d’initiation tribale comme clé de lecture de récits mythologiques, sinon d’intrigues de tragédie, en excluant ainsi valeurs et catégories indigènes.

BB : On lit à plusieurs reprises dans votre ouvrage que toute mise en discours a des effets fictionnels. Il serait notamment impossible de distinguer nettement l’œuvre d’un historien d’une œuvre de fiction, ce qui vous amène à proposer le terme d’ historiopoièsis pour qualifier le discours d’un Hérodote ou d’un Thucydide. Vous semblez ainsi contredire un chapitre fameux de la Poétique où Aristote oppose l’historia et la poiesis et exclut ainsi la première du champ de la création littéraire, alors seulement illustrée par des genres fictionnels comme l’épopée ou la tragédie. Dans quelle mesure peut-on vous considérer comme « fictionnaliste » ? Autrement dit, ce reclassement de l’histoire, et plus largement du discours référentiel, est-il un déclassement ? Et qu’en est-il de votre propre discours ? M’autorisez-vous à vous qualifier d’historiopoète ?

CC : J’ai simplement fait remarquer que dans le fameux chapitre 9 de la Poétique où Aristote distingue l’histoire de la poésie, il ajoute : « S’il arrive au poète de fabriquer (poieîn) des actions advenues (genómena), il n’en est pas moins poète. Car rien n’empêche que certains parmi les événements passés soient tels qu’ils s’inscrivent dans l’ordre de la vraisemblance et du possible, et par son intermédiaire cet homme en est le poète ». Relevant du singulier, susceptibles d’une simple relation, les actions advenues sont sans doute l’objet des enquêtes de l’historien, par opposition au général qui relève du faire poétique. Il n’empêche que le poète peut lui aussi relater ces mêmes actions passées ; par des moyens po(i)étiques il les insérera dans l’ordre général du vraisemblable et du possible. C’est ce qu’il advient avec Bacchylide quand il (re)crée un épisode de la biographie héroïque du jeune Thésée pour en faire le récit étiologique légitimant les tentatives athéniennes d’expansion politique, religieuse et économique dans le bassin de la mer Égée ; mais c’est aussi le cas de prosateurs tel Hérodote faisant de la bataille de Marathon l’exemple même du triomphe de la formation ordonnée de la phalange grecque sur le désordre bigarré et pléthorique de l’armée barbare ; ou celui de Thucydide quand il fait énoncer par Périclès les principes et finalement l’idéologie fondant aussi bien l’expansion « impérialiste » que la culture dynamique d’Athènes.

Régulièrement omise, la proposition de « reclassement » par Aristote du discours historique dans l’ordre du poétique nous invite à porter un regard critique sur nos propres pratiques historiographiques. Sans doute le travail documentaire reste-t-il aussi indispensable qu’inévitable ; sans doute le savoir patiemment collecté dans les archives puis inscrit dans l’ordre du politique, de l’économique ou de l’institutionnel, sinon du religieux est-il fondamental ; sans doute chroniques, conventions, données chiffrées, traces matérielles sont-elles seules aptes autant à faire saisir les enjeux et la portée de l’événement qu’à garantir l’exactitude référentielle du savoir historique. Il n’en reste pas moins que la construction de ce savoir passe par différents procédés de schématisation, qu’il passe par des mises en forme de concaténation et de logique temporelles, qu’il s’appuie sur des figures spatiales, qu’il présuppose une conception des motivations de l’action humaine dont les ressorts se combinent avec les procédures d’une mise en discours. Sans mise en discours, sans écriture pas de communication possible ; qu’elle soit orale ou écrite, l’histoire est verbale ; dès l’adoption d’un système d’écriture, l’histoire est historiographie. Sa logique temporelle dépend d’une logique narrative ; sa sémantique spatiale repose à la fois sur des concepts semi-figurés et sur des images verbales aptes à « faire voir » ; sa restitution des actions humaines, collectives ou individuelles, présuppose une anthropologie, une conception de l’homme et de l’agir humain souvent restitué par le biais de métaphores. Il y a donc une « poéticité » du discours historiographique, même pour celui qui se veut le plus positiviste. En termes de communication et de diffusion, sinon en termes d’action sur le présent, son efficacité est à ce prix. Tel est l’enjeu de la pragmatique d’une historiographie dont la capacité mémorielle dépend aussi de stratégies énonciatives en général sous-estimées.

Voyez le travail critique conduit par Philippe Carrard sur les travaux des représentants les plus connus de l’ « École des Annales »7. On est bien loin des propositions de sophistique postmoderniste avancées par Jacques Rancière dans Les noms de l’histoire8.

Ces quelques observations sur les conséquences des procédés de l’inévitable mise en discours historiographique nous invitent à jeter un regard réflexif  et critique sur nos propres pratiques d’historien et d’anthropologue de l’Antiquité gréco-romaine. Elles nous invitent à beaucoup de modestie. Les procédures très rapidement évoquées dépendent en effet largement du paradigme culturel et académique dans lequel nous nous inscrivons. Cela signifie qu’elles ne peuvent être considérées que comme une aide à des relectures des manifestations historiques et culturelles des Grecs et des Romains, en comparaison avec celles d’autres sociétés traditionnelles ; des relectures éphémères, elles-mêmes soumises au changement historique. Des relectures référentielles. On se situe dans l’ordre non pas du « fictif », mais du « fictionnel ».

BB : Avec ces propos sur votre propre discours savant, nous voici au cœur du dernier point que je comptais aborder, celui des « retours au présent » qui ponctuent votre travail. Au-delà de la réflexion sur quatre courants de pensée que nous avons déjà évoquée, votre ouvrage se propose d’emblée de réfléchir sur les paradigmes spatio-temporels dont nous dépendons ; il s’ouvre et se ferme d’ailleurs par une réflexion sur des pratiques ou des discours contemporains, adoptant ainsi cette composition annulaire que vous repérez souvent dans vos études. De même, vous n’adoptez la méthode comparative que sous le mode « triangulaire », où la comparaison, comme vous l’avez rappelé, est nourrie par un regard réflexif sur nos pratiques culturelles. En quoi est-ce que le détour par l’antiquité permet de comprendre ou d’enrichir nos représentations de l’espace et du temps ? D’un contexte (celui des textes étudiés) à l’autre (le nôtre), que nous apprend par exemple la « voix d’Hésiode » ? Quelle leçon pour le présent peut-on tirer de ce poème de Bacchylide que vous éclairez par une incursion comparative dans les communautés Iatmul et Abelam de Papouasie-Nouvelle Guinée ?

CC : Dans une étude récente9, dirigée en particulier contre l’appropriation par nos collègues des facultés de théologie protestante des perspectives ouvertes par les sciences humaines sur les religions, j’ai insisté sur l’institution, dans toute opération comparative ou comparatiste, du « triangle comparatif » mentionné plus haut: ce triangle inclut non seulement les deux manifestations culturelles à comparer (dans le sens d’une comparaison différentielle qui se fonde sur des analogies de surface pour faire apparaître les spécificités), mais encore un indispensable retour comparatif et réflexif sur notre pratique comparative et sur ses présupposés épistémologiques et idéologiques. L’effort de critique réflexive et comparative se double de la leçon à tirer de conceptions et de configurations pratiques du temps, de tracés poétiques de la spatio-temporalité qui, pour se déployer à partir d’un moment axial, d’un point d’origine, sont régulièrement orientés vers le présent, vers l’hic et nunc. Cette tension entre le point axial d’une chronologie permettant de conférer une scansion « calendaire » à la succession temporelle (le récit des cinq générations d’humains dans les Travaux d’Hésiode) et le présent de la communication du discours concerné (l’exécution du poème d’Hésiode en plein âge de fer) assure à cette conception pratique du passé de la race humaine son efficacité sociale et culturelle. De plus la forme poétique métrique qu’assume ce récit des cinq familles d’humain confère à ce régime de spatio-temporalité un rythme qui correspond à celui de la récitation aédique. Cette dimension de rythmique vocale et corporelle renforce la portée pratique et active de telles formes de mémoire culturelle.

Ainsi le regard décentré fondant la démarche anthropologique s’oriente, dans la démarche comparative triangulaire et critique proposée, vers le présent tandis que les configurations hellènes de la spatio-temporalité, dans leur poéticité même, nous invitent à nous engager dans ce présent, à tenter d’y être efficaces ! Au-delà de la compréhension des aspects initiatiques de l’éducation musicale grecque, pour les jeunes gens comme pour les jeunes filles, la confrontation sur les bords du Sépik avec les pratiques initiatiques des Iatmul n’a fait que m’encourager dans ma modeste collaboration à différents mouvements politiques luttant contre une mondialisation fondée sur l’imposition à toutes les économies des « lois du marché » et de l’idéologie néo-libérale du profit financier. Au prétendu universalisme d’un modèle économique qui a des conséquences sociales et culturelles délétères, dans la mesure où il correspond à une forme de néo-colonialisme aussi puissante qu’elle est insidieuse, la confrontation comparative avec d’autres ensembles culturels oppose un relativisme mesuré et critique ; elle propose d’autres espaces et principes de référence, susceptibles d’animer notre engagement dans notre propre communauté avec sa complexité technologique, en donnant par exemple un sens anthropologique aux mouvements altermondialistes.

 

2 Claude Calame, Le Récit en Grèce Ancienne. Énonciations et représentations de poètes, Paris, Belin, coll. « L'Antiquité au présent », [1986], 2000.

3 Ute Heidmann (ed.), Poétiques comparées des mythes, Lausanne, Payot, 2003.

4 Francis Affergan, Silvana Borutti, Claude Calame, Ugo Fabietti, Mondher Kilani, Francesco Remotti, Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris, Editions de l’EHESS, 2003.

5 Claude Calame, Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque ancienne, Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’Âne d’or », 2005.

6 Claude Calame, « Interprétation et traduction des cultures. Les catégories de la pensée et du discours anthropologique », L’Homme 163, 2002 : 51-78.

7 Philippe Carrard, Poétique de la Nouvelle Histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Payot, coll. « Sciences humaines », 1998.

8 Jacques Rancière, Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1992.

9 Claude Calame, «L’histoire comparée des religions et la construction d’objets différenciés : entre polythéisme gréco-romain et protestantisme allemand», in Maya Burger & Claude Calame (edd.), Comparer les comparatismes. Perspectives sur l’histoire et les sciences des religions, Paris – Milan, Edidit – Arché, 2006 : 209-235.

 


Entretien publié le 04/05/2007

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