La Tension narrative

Entretien avec Raphaël Baroni : à propos de La Tension narrative, Paris, Editions du Seuil, mars 2007, collection « Poétique ».

 

Raphaël Baroni est docteur ès lettres.  Chercheur du Fonds national suisse à l’Université de Fribourg, il fait partie du comité de rédaction de la revue interdisciplinaire A Contrario. Il a récemment co-dirigé un volume sur les relations entre littérature et science sociales (A Contrario, n° 4, vol. 2) ainsi qu’un ouvrage sur les genres littéraires (Le Savoir des genres, Rennes, PUR).

 

Propos recueillis par Frank Wagner

F.W. : Raphaël Baroni, dans l’avant-propos qu’il lui a consacré, Jean-Marie Schaeffer souligne à juste titre la dimension ambitieuse de votre dernier ouvrage en date. Pourriez-vous, de façon synthétique, nous éclairer sur ce qu’était votre projet en entamant l’écriture de ce livre, et nous dire deux mots de sa genèse ?

R.B. : A l’origine de cette recherche, ce qui paraîtra peut-être surprenant au vu du résultat, il y a la rencontre féconde avec un sociologue. Entre 1998 et 2002, j’ai collaboré à l’Université de Lausanne à une recherche1 dirigée par le Professeur André Petitat, qui voulait mettre à l’épreuve le modèle interactionniste qu’il avait élaboré en l’appliquant à un vaste corpus de contes2. Son modèle décrivait les dynamiques interactionnelles fondamentales qui découlent des jeux de bascule du caché et du montré, de la virtualité de la déformation imaginaire et de la transgression possible des normes. André Petitat est un sociologue qui est toujours allé à contre-courant de ceux (la majorité) qui ne voient dans les rapports sociaux qu’une reproduction permanente des normes, qu’un espace de règles et de régulations qui serait incapable d’engendrer une rupture véritable. Partant des travaux de Georg Simmel, l’intérêt majeur de son approche est en fait d’ancrer l’historicité, c’est-à-dire la dynamique sociale, dans la richesse des formes interactives liées aux virtualités du secret et dans les leviers qu’elles offrent aux sujets3.

Le caractère inscrutable de nos pensées, notre capacité à retenir une information ou à la dévoiler, notre habilité à produire des mensonges, des tromperies ludiques ou perverses, notre aptitude réflexive qui nous permet de façonner des métareprésentations, d’objectiver et de détourner les règles établies, c’était cela qui expliquait, selon André Petitat, le mouvement irrépressible de l’Histoire, mais aussi la dynamique à l’œuvre dans les histoires que l’on se raconte. Pour le sociologue, le corpus des fictions représentait un espace fascinant pour observer ces dynamiques interactives à l’œuvre et pour mieux en comprendre le déploiement temporel. L’analyse se situait donc (pour reprendre la dichotomie structuraliste) sur le plan de l’histoire racontée, et elle tendait à produire des schémas interactifs assez proches de ceux qu’avaient construits autrefois les narratologues du courant thématique, par exemple Vladimir Propp, Alan Dundes ou Claude Bremond. En revanche, le modèle était essentiellement ouvert, centré sur le débordement perpétuel des possibles, à la différence des schémas structuralistes qui visaient plutôt à enfermer le devenir dans des formes données à priori. Il faut préciser que la visée de la recherche différait des travaux des narratologues : en tant que sociologue, Petitat s’intéressait aux ressources narratives qu’offraient les fictions populaires pour mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre dans le monde réel, alors que les narratologues importaient des schémas actionnels pour mieux décrire et classer les discours narratifs eux-mêmes. Pour Petitat, le récit représentait donc davantage une « exploration des virtualités de l’action » qu’une simple imitation de celles-ci. Naturellement, avec Ricœur, ces deux perspectives pouvaient sembler se fondre l’une dans l’autre, et c’est pourquoi il a joué un rôle essentiel de passerelle dans la recherche.

L’influence des travaux d’André Petitat sur ma réflexion a été déterminante. Je m’inscris d’ailleurs toujours dans cet esprit, que l’on pourrait définir comme la tentative de privilégier l’ouverture des modèles sur la fermeture, la dynamique actionnelle sur son déterminisme logique, l’historicité véritable sur la démarche rétrospective qui vise à enfermer la diastase temporelle dans une synthèse compréhensive. D’un côté, ces travaux pouvaient donner l’impression de s’inscrire dans la perspective usée et inactuelle des grammaires du récit, mais d’un autre côté, cette dernière était revivifiée par la préoccupation de faire exploser les schémas et de souligner surtout le caractère ouvert ou sous-déterminé des matrices interactives, où se cache probablement la clé de voûte aussi bien de l’historicité que de la narrativité, ce qui nous rapproche plutôt des travaux plus récents de Marie-Laure Ryan sur les mondes possibles.

Quand j’ai choisi mon sujet de thèse, j’ai eu envie de travailler sur une question de poétique générale, même si la narratologie n’était plus en vogue dans les monde francophone, car il me semblait qu’il restait encore quelques questions centrales qui n’avaient pas été approfondies et que leur intérêt anthropologique débordait largement la simple constitution d’instruments heuristiques pour l’analyse littéraire. J’avais aussi la chance de pouvoir prendre comme co-directeur de thèse Jean-Michel Adam, qui avait joué un rôle déterminant dans l’exploitation des schémas narratologiques au sein de la linguistique textuelle. J’ai eu envie de changer d’échelle par rapport aux travaux d’André Petitat et de m’intéresser à la manière dont la dynamique du secret se déployait au niveau du discours racontant et de l’interaction avec le lecteur. Il s’agissait en somme de décrire la réversibilité symbolique virtuelle à l’œuvre entre le narrateur et son narrataire, c’est-à-dire dans l’interaction qui se joue réellement quand un récit est produit et interprété, et pas seulement dans celle qui est figurée par le discours. Même si, parfois, ces deux niveaux se recouvrent, par exemple quand un personnage de roman garde un secret qui se révèle être terriblement intrigant, aussi bien pour le protagoniste que pour le lecteur. Très tôt, j’ai eu l’impression que ce que recouvrait intuitivement la notion de « mise en intrigue », c’était précisément ce jeu de bascule du secret et de la révélation, et sur un plan sensible, il me semblait qu’il y avait une corrélation forte entre la tension éprouvée lors de l’actualisation d’un récit fictionnel, le rythme qui configure des périodes du texte, des moments de nouement et de dénouement, et l’entretien habile d’un secret par le narrateur jusqu’à sa révélation.

En lisant les travaux des narratologues, j’ai été très surpris de voir le peu de réflexions sur cette articulation entre secret, tension, séquence narrative et mise en intrigue. Par exemple dans les travaux de Jean-Michel Adam4, qui reprend en partie des idées développées par Françoise Revaz5, la tension dramatique et l’intrigue sont deux critères de narrativité, deux traits définitoires du récit, mais ils sont pensés indépendamment l’un de l’autre : la tension n’est pas pensée comme le rapport tensif entre nouement et dénouement, mais comme la production sémantique d’un pathos à travers l’expressivité langagière. Cette situation était prévisible du fait que la linguistique textuelle tirait directement son schéma de la séquence narrative des travaux de Paul Larivaille, qui ne faisait lui-même que généraliser la séquence proppienne et compléter le schéma en triade de Claude Bremond. D’une manière générale, il me semble qu’un partage dommageable avait été fait entre les tenants d’une narratologie centrée sur le discours (celle de Genette) et ceux qui travaillaient sur une narratologie thématique (celle de Propp, de Bremond, de Larivaille ou de Greimas), et dans ce partage, les questions de l’intrigue et de la séquence narrative avaient été monopolisées par les tenants du second courant, comme si l’intrigue représentait seulement une trame événementielle, une logique séquentielle de l’action, comme si elle n’avait pas de traits proprement discursifs et esthétiques. Je constate sur ce plan qu’il existe une différence sensible entre l’usage commun qui est fait du terme intrigue où la coloration tensive apparaît presque toujours (l’intrigue est « intrigante », elle suscite de la curiosité, génère du suspense, tient en haleine), et l’usage restreint qui est fait de ce terme par les « spécialistes » du récit, où l’intrigue semble n’être plus qu’une forme vide, un schématisme, une mise en ordre du réel qui transforme la chronologie (une chose après l’autre) en une logique (une chose à cause de l’autre6). Dans le champ académique, l’intrigue semble se superposer parfaitement au holos (tout) aristotélicien, comme si on l’avait épurée de la crainte, de l’espoir et de la pitié – du pathos en général – qu’elle engendre ; bref, comme si on voulait ignorer sa dimension cathartique.

A l’inverse, il me semblait évident que la mise en intrigue des événements dépendait autant de la représentation d’actions difficiles ou de conflits que d’un geste discursif (l’entretien d’un secret), avec ses traits textuels (la réticence, le retard du dénouement) et ses effets esthétiques (la production de suspense ou de curiosité, de pronostics ou de diagnostics interprétatifs qui réagissent à la réticence textuelle en anticipant hypothétiquement le dénouement). Pour décrire correctement la dynamique de l’intrigue, il fallait bâtir des ponts entre narratologie thématique et narratologie formelle, ainsi qu’entre approche poétique et théorie de la réception, analyse cognitive et prise en compte de la dimension passionnelle de l’expérience esthétique, etc. Seul un auteur comme Meir Sternberg7 avait ouvert quelques pistes fécondes dans cette direction, allant jusqu’à associer la définition de la narrativité au suspense, à la curiosité et à la surprise, mais ces travaux, qui n’ont jamais été traduits à ce jour, étaient complètement ignorés par la critique en France.

F.W. : Vous venez déjà d’en dire (plus de) deux mots, mais vous serait-il possible de conduire plus avant l’explicitation du rapport de vos recherches à la narratologie « structuraliste » ? En d’autres termes, estimez-vous qu’à l’heure actuelle la diversification méthodologique que vous prônez, et simultanément mettez en œuvre, s’impose en raison des apories qu’auraient manifestées les approches dites « immanentistes » ou « internalistes » ? Et, selon vous, lesdites « apories » se constatent-elles sur un plan général ou découlent-elles des particularités du corpus sur lequel vous travaillez de façon préférentielle (les récits « à intrigue ») ?

Je ne sais pas s’il faut parler d’apories. Peut-être que le problème principal de l’approche structuraliste tient à son caractère extrêmement cohérent, parfaitement logique. Quand on est engagé dans une démarche explicative, ce qui est le cas habituellement dans le domaine des sciences humaines en général et de la narratologie en particulier, quand on veut comprendre ce qu’est la narrativité et comment elle fonctionne, il est toujours plus facile de parler de formes, de décrire des structures, que d’aborder des questions telles que la temporalité, la tensivité, les passions ou la force esthétique des œuvres. A l’inverse, quand on aborde ces questions difficiles, on a toujours l’impression, comme le disait Wittgenstein à propos de l’éthique, de « donner du front contre les bornes du langage8 ». On est contraint de parler négativement, on évoque par exemple une indétermination, une incertitude, un manque ou un heurt. Mais ce n’est pas une raison pour se taire. J’ai trouvé, malheureusement tardivement, une critique très féconde du structuralisme dans un article de Derrida intitulé « Force et signification ». Dans un passage clé de ce texte, il affirme que « s’il y a des structures, elles sont possibles à partir de cette structure fondamentale par laquelle la totalité s’ouvre et se déborde pour prendre sens dans l’anticipation d’un telos qu’il faut entendre ici sous sa forme la plus indéterminée. Cette ouverture est certes ce qui libère le temps et la genèse (se confondant même avec eux), mais c’est aussi ce qui risque, en l’informant, d’enfermer le devenir. De faire taire la force sous la forme9. » On ne s’en aperçoit pas toujours (parce que Derrida est un épouvantail en France), mais les réflexions herméneutiques de Gadamer, de Jauss ou de Ricœur sont très proches de cette idée du débordement dont découle, entre autres, la valeur de vérité du texte.

En somme, je pense qu’il n’y a pas de raison de rompre totalement avec le structuralisme, car c’est bien par le biais de structures qu’un discours cohérent peut être articulé sur le récit, et les approches cognitivistes ou herméneutiques mettent en évidence que c’est en recourant à des schèmes mentaux ou a des horizons d’attente que les discours peuvent être produits et interprétés, seulement il faut en même temps souligner que ces structures sont par nature sous-déterminées, qu’elles se déploient d’abord comme des potentialités de sens, comme des projections virtuelles ouvrant sur de multiples disjonctions possibles, sur des contextualisations par nature imprévisibles. En d’autres termes, les structures se heurtent à l’altérité des textes, l’actualisation effective déborde toujours des cadres idéaux qui la rendent possible. Comme le soutenait Claude Bremond, qui prenait pour le coup les structuralistes à rebrousse poil, je pense qu’il faut relire les récits à l’endroit, parce qu’une lecture à l’envers, ce n’est pas possible, ce n’est pas une expérience concrète. Même quand on relit un livre, l’oubli a accompli son œuvre, du temps a passé, on a changé, et la nouvelle lecture est ainsi nécessairement inédite. J’ai beau user les pages de Lector in Fabula ou du premier tome de Temps et récit, je ne m’y retrouve jamais en terrain connu. Comme l’exprime la métaphore borgésienne, il n’existe que des livres de sable, des livres-sabliers dans lesquels on ne retombe jamais deux fois sur le même passage, le temps fait glisser le sens entre les doigts, le sens n’existe que dans le mouvement qui le fait vivre, mais qui le condamne aussi à l’impermanence. Ce qui fait la force et la valeur d’un récit, c’est sa nouveauté inépuisable, son altérité irréductible, sa capacité à résister à nos schémas explicatifs, à faire déborder les possibles jusque dans la réitération.

En d’autres termes, je ne pense pas que la distension et la liberté dont témoigne la narrativité soient incluses dans la langue des récits, comme le disait Barthes dans son manifeste structuraliste10 : il ne s’agit pas de décrire la case vide du tableau qui attend d’être remplie, mais l’interstice entre les cases, la nouvelle branche imprévue qui pousse sur les rameaux de l’arbre. Ce sont les « codes irréversibles », pour reprendre une autre expression de Barthes11, ou plutôt l’irréversibilité des codes, qui me semblent définir le mieux la dynamique du récit qui figure le temps, pas seulement pour le mettre en ordre, pour le domestiquer ou colmater les brèches de l’événement, mais aussi, et peut-être surtout, pour exprimer son épaisseur, la profondeur du vécu. Entre configuration et défiguration, je ne sais pas ce qui définit le mieux le travail poétique du récit, mais je tendrais à penser que dans la fiction, c’est la défiguration (au moins provisoire) qui prime, car elle témoigne d’une ouverture du sens qu’on ne retrouve pas dans une concordance trop bien réglée. Tout ce que j’aurai essayé de faire, au fond, c’est de rechronologiser le récit, de rappeler que sous la concordance thématique se manifeste toujours la discordance de l’intrigue, de remettre du temps entre le nœud et le dénouement, de rappeler que ces deux moments sont dans un rapport de successivité et non de symétrie, de sous-détermination et non de surdétermination, que nouer une histoire, c’est produire l’attente d’un dénouement incertain (bien que rétrospectivement cohérent) et pas (seulement) écraser le temps sous une synthèse compréhensive.

La « diversification méthodologique » dont vous parlez, que l’on pourrait aussi désigner comme une démarche interdisciplinaire, contient toujours le danger de déboucher sur une forme de syncrétisme théorique, qui masquerait les enjeux profonds de l’analyse en cherchant le caractère complémentaire de chaque emprunt. Certainement ai-je souvent trahi la pensée des auteurs sur lesquels je m’appuyais en les utilisant à contre-emploi. En même temps, cela ne me préoccupe pas trop, car je ne suis pas convaincu, comme le prétendent certains, qu’on soit incapable de penser quelque chose sans un ancrage dans une discipline et qu’il faille nécessairement rester fidèle à ses prédécesseurs. Surtout si cet ancrage disciplinaire signifie un devoir d’allégeance à une tradition instituée ou à une école de pensée (ou pire : à un Maître à penser). Bien sûr, on ne pense pas sans un vaste bagage de présupposés, qui nous sont donnés par la trajectoire historique (académique) dans laquelle on s’inscrit, mais l’horizon dont on vient est d’abord un horizon individuel avant de se diluer dans une collectivité disciplinaire. Je milite plutôt pour l’indiscipline de la pensée et pour la liberté.

Je pense que beaucoup d’auteurs, malgré les horizons différents dans lesquels ils se situent, se sont frottés à des phénomènes (la narrativité, l’intrigue, la fiction, le temps) qui avaient quelques points communs pour chacun d’eux. Ces points communs tiennent à la manière dont l’homme se représente le temps et le rejoue dans le langage. Et ce rapport allergique à un objet culturel qui possède une certaine consistance anthropologique permet de penser que, quelle que soit l’école de pensée d’où l’on vient, quels que soient les présupposés théoriques que l’on se donne, on peut voir se dessiner certaines lignes de convergence. Seulement l’image est nécessairement partielle, elle est limitée par l’horizon que l’on se donne. Pour les structuralistes, la pensée de la forme et de l’immanence s’est faite au dépens de celle du temps et de la transcendance. J’ai souvent eu l’impression que l’ancrage disciplinaire, c’est-à-dire le devoir de fidélité à une tradition de pensée, était une limitation de la perspective et un blocage pour une pensée évolutive. La cohérence que l’on gagne d’un côté et la possibilité d’échanger avec ses pairs se construisent au détriment de l’extension de la vision sur le phénomène et de la possibilité d’échanger avec tous les autres hommes, c’est-à-dire ceux qui sont concernés par l’objet sans en être (et s’afficher comme) des « spécialistes ». C’est toujours dangereux cette sécurité de la Mêmeté, des valeurs partagées, cette production d’une connivence qui dégénère souvent en cynisme face à ceux qui restent hors du cercle.

Quant au caractère généralisable de cette démarche, qui vise à déborder la structure et les perspectives immanentistes, je ne crois pas que cela tienne au corpus que j’ai choisi ou aux questions traitées. Naturellement, travailler sur le suspense oblige d’emblée à penser le temps, sous la forme saillante de l’attente inquiète, de l’espoir ou de l’angoisse, ce dont peut se passer plus aisément un chercheur travaillant sur un motif littéraire quelconque (par exemple la représentation littéraire de la lycanthropie à travers les âges, sujet auquel je me suis frotté autrefois). Mais on ne peut jamais s’abstraire complètement des questions du temps et de l’indétermination propre à toute interprétation, car il me semble que ce sont des a priori de l’expérience esthétique aussi bien que de la recherche scientifique ou critique. Respect de l’altérité, conscience du temps et de l’indétermination sont essentiels quand on s’intéresse au fait qu’une compréhension définitive d’une œuvre littéraire (ou d’un motif) est impossible sans détruire en même temps la valeur et la force de cette œuvre (ou de ce motif), sans écraser ses dimensions historiques, éthiques et esthétiques. Il y a toujours une violence symbolique derrière le projet de totalisation.

F.W. : Avant d’en revenir au corpus spécifique que vous avez élu, ce que vous venez de dire pourrait appeler quelques développements complémentaires. En effet, à mes yeux, l’un des intérêts majeurs de votre ouvrage tient à la façon dont vous êtes parvenu à y apparier, de façon fructueuse, attention réelle aux propriétés textuelles, exploitation des acquis des recherches cognitivistes et prise en compte des apports des théories de la lecture (au sens large, excédant l’« esthétique de la réception » stricto sensu). Pourriez-vous quelque peu préciser les modalités de ce mariage de raison entre, disons, presque au hasard, Tomachevski, Schaeffer et Picard – qui favorise effectivement le retour en grâce du temps et d’une forme de transcendance au sein d’une recherche authentiquement théoricienne ?

R.B. : D’abord, l’attention portée à Tomachevski tient à un étonnement. En lisant attentivement son fameux article « Thématique », dont Todorov, par sa traduction, avait fait l’une des pierres angulaires de la narratologie structurale – notamment par le biais de la distinction fable/sujet qui s’y trouve exposée –, j’ai été fortement surpris d’y trouver une définition de l’intrigue impliquant la prise en compte directe de l’actualisation (réelle ou attendue) du récit par un lecteur. Déjà chez le formaliste russe, le débat sur l’intrigue se situait clairement au-delà d’une simple approche structurale ou immanente. Cette ouverture est clairement visible dans le passage suivant : « La situation de conflit suscite un mouvement dramatique parce qu’une coexistence prolongée de deux principes opposés n’est pas possible et que l’un des deux devra l’emporter. Au contraire, la situation de réconciliation n’entraîne pas un nouveau mouvement, n’éveille pas l’attente du lecteur ; c’est pourquoi une telle situation apparaît dans le final et elle s’appelle dénouement12. » On pourrait évoquer un problème de traduction – Lemon et Reis choisissant par exemple de traduire « sjuzet » par « plot », ce qui relègue l’intrigue sur un plan complètement différent pour les lecteurs anglo-saxons –, ceci dit, il est clair que Tomachevski décrit dans ce passage une dynamique narrative dans laquelle la structure événementielle, sa mise en discours et son effet dramatique sont indissociables : il affirme en effet que c’est parce que la réconciliation (situation actionnelle) ne suscite pas une attente (effet sur le lecteur), qu’elle se situe dans le final (situation dans le discours) et qu’elle fait office de dénouement (situation dans l’intrigue). Je pense qu’il est difficile d’aborder la dynamique de l’intrigue en faisant abstraction de l’un ou l’autre de ces éléments actionnel, discursif et esthétique.

Mais j’avoue qu’il est parfois difficile de tenir les deux bouts de cette chaîne qui va de la poétique (la production) à l’esthétique au sens large (la réception) en passant par l’analyse formelle du texte, tout en restant parfaitement cohérent d’un point de vue méthodologique. C’est surtout le statut du lecteur qui pose problème quand on cherche à décrire des effets poétiques concrets, et peut-être même que cette dernière expression est aporétique en elle-même, car si l’on vise un « effet concret », on perd du même coup « l’effet poétique » et réciproquement. Les notions de lecteur « modèle » (Eco) ou « implicite » (Iser) aident cependant à faire le lien entre une réception qui serait en quelque sorte pré-inscrite dans le texte (la manière dont le texte construit son lecteur idéal) et une réception empirique, mais on peut aussi considérer qu’une théorie du lecteur modèle n’est pas une vraie théorie de la lecture, parce que le lecteur réel n’est pas obligé (ou forcément capable) de se conformer au rôle que lui assigne le texte.

Sur ce plan, la psychologie cognitive permet de dresser des ponts entre ces deux façons d’aborder le phénomène de la réception : à savoir la réception comme acte de coopération interprétative, qui consiste à se conformer à l’image du lecteur construite par le texte, et la réception comme acte concret, qui est une expérience réelle, mais aussi nécessairement libre et subjective. La psychologie cognitive a en effet joué un rôle essentiel de liage car elle permet de penser au moins théoriquement les « schèmes » (qu’ils relèvent de la sémantique de l’action ou des stéréotypes intertextuels) comme structurant aussi bien le texte, à travers l’acte intentionnel13 de son auteur, que son actualisation et sa mémorisation par un lecteur. L’autre intérêt des travaux cognitivistes, c’est que leurs modèles sont mis à l’épreuve à travers des tests impliquant de vastes groupes de lecteurs, ce qui leur donne une certaine consistance. Les thèses de Sternberg, qui jouent un rôle fondamental dans ma réflexion, ont ainsi été largement confirmées par les analyses empiriques de Brewer et Liechtenstein14, ce qui démontre leur applicabilité à des lecteurs réels.

Quant aux travaux de Michel Picard, ou ceux de chercheurs tels que Vincent Jouve ou Bertrand Gervais15, ils ont mis en évidence une pluralité de postures lectorales (par exemple « playing » versus « game » ou « lecture en progression » versus « lecture en compréhension », etc.) qui permettent de postuler l’existence de lectures concrètement coopératives à côté d’autres formes d’actualisation des textes. L’affirmation que le suspense est impossible en littérature ou en bande dessinée du simple fait que le lecteur a la liberté de sauter les pages du roman (ce que certains font systématiquement d’ailleurs) peut dès lors être contestée. Le suspense est malgré tout possible, parce que certains lecteurs ne se servent pas de cette liberté : ils ne veulent pas gâcher la surprise. C’est une posture très courante : on la rencontre par exemple quand on supplie quelqu’un de ne pas nous dévoiler la fin d’une histoire que nous n’avons pas fini de lire. Un « effet poétique », c’est donc un effet qui peut devenir concret si le lecteur choisit de coopérer avec le texte et s’il est doté de compétences cognitives adéquates, mais cela restera un effet virtuel si le lecteur est différent ou s’il veut jouer à un autre jeu.

Cependant, il ne faut pas masquer la difficulté inhérente à une telle posture théorique et le danger constant de se trouver en incohérence avec le projet de départ. Il y a certainement plusieurs endroits dans mon ouvrage où l’on peut observer un glissement, subtil et masqué, entre un point de vue qui se donne comme perspective l’étude de la tension narrative telle qu’elle est engendrée par le récit – le lecteur n’a alors que le statut d’une image idéale – et un point de vue ancré dans un lecteur réel, qui éprouve (dans sa chair) une émotion, et pour lequel, par exemple, la relecture d’un récit risque toujours de venir altérer un suspense qui ne peut être éprouvé pleinement qu’une seule fois. De ce point de vue, la troisième partie, qui traite justement le problème de la rémanence paradoxale du suspense à la relecture, est en rupture avec la première partie, qui se centre sur la production poétique d’une mise en intrigue des événements à travers des structures textuelles réticentes.

Mais je crois qu’il est impossible d’éviter cet écueil, ce n’est qu’au prix de cette (légère) incohérence que l’arc entier de la mise en intrigue peut être envisagé, et cela n’est pas étonnant, puisqu’on ne doit s’intéresser qu’à des actes concrets et non à des structures absolues, qui n’ont aucune valeur en elles-mêmes. Ou plus précisément, les structures n’ont de sens (ne prennent sens) que dans leur relation avec un acte concret qui les actualise, ce qui ruine d’emblée leur prétention à atteindre un absolu. Même une théorie du récit doit nécessairement s’inscrire dans l’une ou l’autre de ces deux postures anthropologiques de base : celle de l’auteur ou celle du lecteur, celle du conteur ou celle de son auditoire, elle ne peut se tenir dans les deux postures en même temps ou se situer en surplomb, dans une sorte de vision détachée, synoptique, qui serait le point de vue objectif de Dieu. En général, le critique ou le théoricien est dans la posture incarnée du lecteur (à moins qu’il n’ait une expérience personnelle d’écrivain ou qu’il ne soit lui-même l’auteur de l’œuvre qu’il analyse, comme Edgar Poe avec son poème The Raven) mais il veut savoir comment l’œuvre a été construite ou comment elle devrait être idéalement comprise, et donc il s’imagine à la place d’un auteur idéal qui se fait une image de son lecteur idéal, etc. Voilà comment se met en marche la spirale interprétative, à travers une série de projections imaginaires en miroir, de mises en abyme ; elle se donne parfois l’illusion de l’objectivité, mais elle ne consiste en fait qu’en une série de glissements de perspectives imaginaires que la théorisation, par sa prétention à la généralité, tend à détacher progressivement de l’expérience concrète.

Je suis donc convaincu que les structures narratives n’existent pas objectivement mais subjectivement, et cela même si elles finissent parfois par avoir la consistance d’une règle instituée. Depuis Aristote au moins, et certainement avant lui, le couple désis/lusis (nouement et dénouement) articule des récits, c’est-à-dire que des auteurs de fiction articulent leurs narrations, consciemment ou non, sur ce canevas, et ce sont aussi des générations d’auditeurs, de spectateurs, de lecteurs ou de commentateurs qui recourent à ce schématisme pour reconnaître, anticiper ou évaluer la manière dont se nouent et se dénouent des intrigues. Certainement que quelque chose de similaire existait avant que l’on se serve de ces concepts pour décrire l’art poétique, mais la conceptualisation par Aristote de la désis et de la lusis permet désormais de fonder une science de l’intrigue, et pas seulement d’en ressentir les effets. Comme forme sociale partagée au sein d’une culture, comme horizon d’attente ou comme problème théorique, ce schéma a acquis au cours de l’histoire une certaine autonomie vis-à-vis des expériences singulières qui le fondent, mais en dehors de ces expériences, il n’est qu’une forme vide, une abstraction sans épaisseur : ce n’est qu’en tant que forme actualisée dans un acte de production ou de réception que la forme acquiert le statut d’une intrigue dont la force esthétique se déploie dans le temps de son actualisation. Si l’on souhaite parler de la force, et non uniquement de la forme de l’intrigue, on est forcé d’en revenir à ce niveau ontologique.

F.W. : Nos échanges ont principalement porté sur vos options méthodologiques et sur leurs implications épistémologiques. Sans pour autant rompre avec cette perspective « théoricienne », il pourrait être intéressant, comme je le suggérais antérieurement, de se pencher à présent sur les particularités de votre corpus. En effet, il est tout à fait compréhensible et légitime, compte tenu de votre projet, que vous ayez concentré votre attention sur les récits « à intrigue » - que Jean-Marie Schaeffer, dans sa préface (p. 13), définit comme emblématiques des « modes de fonctionnement « canoniques » du récit ». Cependant, vous lisant, je me suis demandé si le modèle théorique que vous élaborez ne pourrait pas également être appliqué -  au moins pour partie - avec grand profit à diverses fictions généralement considérées comme subversives de telles structures narratives. Je pense en particulier à des textes métafictionnels comme Le Gluau de l’écrivain américain John Hawkes, ou dans le domaine français aux récits d’un Le Clézio (La Guerre, en particulier), voire à certains « nouveaux romans », comme Les Gommes de Robbe-Grillet, en raison de l’importance selon moi prépondérante qu’y revêt la dynamique de la curiosité. Ne pensez-vous pas que la prise en compte de telles fictions « anomiques », dans la perspective même qui est la vôtre, pourrait constituer un prolongement digne d’intérêt à votre livre ?

Vous touchez là un point crucial qui explique en grande partie le silence surprenant de la narratologie française16 concernant cette question centrale de la tension qui anime l’intrigue. Cela soulève un problème qui tient en partie au canon littéraire (qui s’oppose en général au récit canonique du fait de la valorisation romantique de la subversion) et à ses implications au niveau de la théorie. La narratologie a connu son heure de gloire en France entre 1965 et 1975, au moment même où une esthétique marxiste condamnait sans appel les œuvres asservies à une finalité commerciale. Or, il ne fait aucun doute que l’intrigue fait vendre, puisqu’elle est au fondement de ce qui fait l’intérêt des narrations fictionnelles, puisqu’elle génère des émotions, déchaîne et/ou épure les passions. On se souvient que Barthes voyait dans la modernité la possibilité d’une réversibilité complète des codes, ce qui condamnait d’emblée l’irréversibilité sur laquelle se fonde la dynamique temporelle de l’intrigue. De surcroît, dans l’immédiat l’après-guerre, ce sont les auteurs consacrés eux-mêmes qui, dans une logique de légitimation au sein du champ littéraire, ont semblé tourner le dos à l’intrigue sous sa forme traditionnelle. Le Nouveau Roman semblait ainsi confirmer la fin du récit à intrigue, et du coup, l’étude de cette dernière devenait sans intérêt, à moins de n’y reconnaître que les traits d’une paralittérature déclassée, d’une production populaire de masse ou alors de la réduire au mécano désincarné d’une sémantique de l’action, ce qui constituera, on le sait, les limites des ambitions descriptives de la narratologie thématique et des grammaires de récit. D’ailleurs le plus souvent, dans les travaux de cette époque, ce n’est plus d’intrigue que l’on parle, mais de « séquence », de « schéma » ou de « matrice ».  L’intrigue est devenue vulgaire ou a été diabolisée, comme le montre Johanne Villeneuve dans son brillant essai sur le sens de l’intrigue17.

Seulement on est peut-être allé trop loin dans ce constat de la disparition de l’intrigue ou dans celui, qui devrait également être réexaminé à nouveaux frais, de son retour dans la littérature post-moderne. Tout dépend de la manière dont on définit le concept. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater qu’en dehors du cercle restreint des études littéraires, certains chercheurs en viennent à voir des intrigues partout. Sous l’influence des travaux de Paul Ricœur, dont la portée n’a cessé d’être élargie ces vingt dernières années, on finit par reconnaître une « mise en intrigue » dans le moindre récit oral, dans les informations relayées par les médias, dans les témoignages recueillis sur le terrain des sociologues ou des ethnologues, dans les ouvrages d’historiographie, etc. Mais peut-être est-ce aller, là-aussi, trop loin. L’intrigue comme pure configuration a perdu ses qualités passionnelles, les commentateurs de Ricœur, pour en arriver à ce niveau de généralité, ont dû gommer la discordance qui donnait sa dynamique propre à l’intrigue fictionnelle, son caractère émotionnel et temporel. Quoi qu’il en soit, vue de l’extérieur, la situation pourrait sembler absurde : il y aurait ainsi une omniprésence de l’intrigue dans nos discours quotidiens et dans les fictions populaires… alors qu’elle serait absente des productions fictionnelles valorisées par la critique. A mon avis, il est urgent de remettre l’église au milieu du village, et cela passe nécessairement par une reconceptualisation de l’intrigue qui permette de la reconnaître dans certaines œuvres de fiction « anomiques » (selon votre expression) et de constater son absence dans d’autres discours narratifs : par exemple dans un article de presse qui dévoile l’essentiel de l’information dans sa titraille, ce qui tue dans l’œuf toute forme de suspense ; ou dans un récit oral qui s’adresse à un narrataire impatient, par exemple à un juge d’instruction ou à un confesseur qui n’a nulle envie d’être intrigué par son interlocuteur.

Je connais mal les œuvres que vous citez, mais il me semble possible en effet de décrire des façons beaucoup moins stéréotypées de nouer des intrigues fictionnelles que de narrer un conflit. Dans l’après-guerre, c’est surtout la narration sous sa forme « épique » qui est devenue quasi-impossible, voire immorale. On a cherché d’autres façons de raconter qui ne se fondent pas sur la dynamique de la relation polémique entre un protagoniste et un antagoniste. Mais, ainsi que je l’ai montré, il y a bien d’autres manières de nouer une intrigue : les matrices du contrat (respecté ?) ou de la transgression (punissable ?), ou encore le schéma de la catastrophe (évitable ?) peuvent être tout aussi intrigants que la relation conflictuelle. Par ailleurs, ainsi que vous le soulignez, on a souvent masqué, par une focalisation exclusive sur la logique séquentielle de l’action polémique ou intentionnelle, une autre forme de mise en intrigue qui passe par la représentation énigmatique des événements, ce qui suscite la curiosité du lecteur visant tensivement une compréhension de ce qui est (provisoirement ou non) brouillé. Je n’ai fait qu’effleurer ce genre de virtualités en montrant que la Modification de Michel Butor mettait en jeu, en fait, une mise en intrigue relativement classique, bien que l’on se focalise sur une action qui paraît au premier abord parfaitement anodine : un voyage en train de Paris à Rome. Dans ce roman, on se demande longtemps quel est le but mystérieux que poursuit le voyageur, et une fois ce point éclairci, on ignore jusqu’au dernier instant si le but qu’il s’est fixé sera atteint ; on passe ainsi d’un régime de tension narrative fondé sur la curiosité à un autre fondé sur un suspense qui, pour moi en tout cas, aura été très efficace.

De ce point de vue, on pourrait être déçu par le corpus que je me suis donné dans ce travail : un exemple de teasing publicitaire, une planche d’une bande dessinée de Tardi, le film Titanic de James Cameron, un conte de Grimm et des nouvelles de Borges. Dans un sens, ce choix risque de confirmer le caractère marginal du phénomène que j’étudie vis-à-vis des œuvres légitimées par la critique. En même temps, j’ai essayé par ce biais de montrer le caractère trans-sémiotique du modèle, qui me semble fonctionner dans des modes de représentation verbaux ou non verbaux. Je voulais aussi évoquer différentes modalités de la tension narrative en fonction de la manière dont le système sémiotique gère la temporalité de la représentation et la présentation du point de vue. Ces facteurs altèrent, jusqu’à un certain point, la manière dont est actualisée l’intrigue : certains vont jusqu’à dire, par exemple, que le suspense est impossible en bande dessinée à cause du caractère synoptique de la planche, ce que je crois être excessif. Cela ouvre également des perspectives pour penser les problèmes inhérents à l’adaptation d’une œuvre dans un autre système sémiotique. J’ai aussi choisi des exemples qui permettaient de mettre en évidence, d’une part, la valeur prescriptive de certaines courbes dramatiques dans la production standardisée hollywoodienne, mais aussi des cas où c’est l’auteur qui explicite les incertitudes qu’il prête à son lecteur (le péritexte de la bande dessinée de Tardi) et d’autres où c’est un interprète professionnel qui explicite la manière dont il pense que l’auteur a voulu l’intriguer (l’analyse par Rigollot du scénario de Titanic). En analysant la façon dont un auteur empirique se figure l’interprétation d’un lecteur idéal ou la façon dont un spectateur empirique se figure la manière dont un scénariste idéal aurait cherché à l’intriguer, j’ai essayé d’échapper partiellement à la faille théorique que j’évoquais plus haut, quand on veut décrire à la fois une poétique de l’intrigue et son effet esthétique. Pour le cas du teasing publicitaire, j’avais même accès à une véritable étude de marché décrivant les réactions d’un échantillon représentatif de récepteurs empiriques… Seulement la limite, c’est que ces formes d’explicitations des incertitudes construites par le récit ne se rencontraient que dans des corpus où la stratégie intrigante était en quelque sorte « officielle », c’est-à-dire à la fois reconnue et assumée.

Ceci dit, dans mes prochains travaux, je compte poursuivre mon exploration de l’intrigue en la rapprochant encore plus explicitement de postures existentielles fondamentales : à savoir la façon dont nous appréhendons l’événementialité, les histoires qui nous arrivent, ce qui ouvre sur le caractère indéterminé du futur ou sur la nature obscure du présent ou du passé. Cet ancrage existentiel devrait me permettre d’élargir la problématique de l’intrigue, du suspense et de la curiosité, à des corpus canoniques, tout en mettant le doigt sur une différence radicale vis-à-vis des récits à visée purement explicative. C’est la manière même dont les fictions littéraires sont susceptibles d’enrichir notre « être-au-monde » qui est en jeu, ce sont les relations également entre éthique et esthétique. Dans cette optique, il serait intéressant de se pencher justement sur cette période charnière en France, au milieu du XXe siècle, où les œuvres littéraires semblent s’orienter vers de nouvelles modalités de mise en intrigue. Ce serait d’autant plus fécond que des auteurs majeurs de cette période, comme Sartre et Camus, mais également Butor, Gracq ou Robbe-Grillet, se posent des questions essentielles sur la manière dont s’appréhende la réalité (par le biais de la phénoménologie ou de la philosophie existentialiste) et sur les limites ou au contraire les ressources de la narrativité fictionnelle en ce domaine.

F.W. : Vous venez d'évoquer la fiction littéraire. Par-delà les questions de corpus dont nous parlions à l'instant, l'une des intuitions les plus stimulantes de votre livre tient précisément selon moi à ce que vous nommez la "fonction anthropologique de la mise en intrigue" (p. 406 sq.). Pourriez-vous, pour finir, évoquer plus précisément cette dimension de votre travail, et spécifier la place que vous pensez lui accorder dans vos réflexions futures ?

C’est en effet en direction d’une réflexion plus largement anthropologique ou philosophique, qui n’est au fond qu’à peine esquissée dans mon livre, que ma réflexion me porte actuellement. Cette question est particulièrement actuelle à l’heure où des auteurs comme Tzvetan Todorov ou Antoine Compagnon s’interrogent (pour sauver les meubles) sur ce que peut encore la littérature. Je m’intéresse surtout à la manière dont les récits de fiction mettent en scène notre être-au-monde, dans sa dimension irréductiblement temporelle, et sur l’importance de la discordance dans la « mise en intrigue » du vécu. Je crois que c’est dans la discordance construite par le récit, c’est-à-dire en quelque sorte assumée poétiquement et transformée sur un plan esthétique, que réside le propre des narrations fictionnelles, qui s’opposent sur ce point à d’autres genres narratifs, qui visent au contraire à lutter contre les zones d’ombre de la réalité, à les surmonter pour les expliquer. Mon dernier article (à paraître dans le prochain numéro de la revue Poétique18) se concentre précisément sur ce point crucial, qui soulève à mon avis la question de la portée référentielle indirecte des textes fictionnels et celle de leur devoir de fidélité au vécu. J’essaie d’éclairer la fonction pragmatique de genres narratifs différents, ce qui permet d’opposer ceux qui visent soit la production d’un effet esthétique, soit au contraire la remédiation d’une insuffisance de compréhension d’un événement ; il s’agit aussi de souligner les effets sur la mise en récit des divergences dans l’ancrage temporel du discours, dont les paramètres diffèrent suivant les genres envisagés.

Il me semble que face au vaste héritage que nous a légué Paul Ricœur à travers ses réflexions sur les liens entre temps et récit, la tendance générale a été de faire l’économie de la réflexion sur la discordance pour privilégier la thématique classique (au moins pour les structuralistes et leur émules) de la configuration narrative (ou « concordance »). L’interprétation commune consiste à radicaliser les positions de Ricœur et à affirmer que la « mise en intrigue » consiste à passer d’une situation existentielle chaotique et muette dans laquelle les événements se donnent de manière désordonnée à une mise en discours qui sélectionne, qui coordonne, qui intègre les événements dans une suite causale formant enfin une totalité qui devient compréhensible. Mais c’est une caricature : voir dans la mise en discours une construction de sens qui serait en rupture avec l’événement tel qu’il peut être vécu transforme en fait la position phénoménologique de Ricœur en un constructivisme relativiste, ce qu’il n’aurait jamais assumé. Personne ne semble vouloir lire les passages dans lesquels Ricœur affirme avec force que « aussi longtemps que nous mettons de façon unilatérale la consonance du côté du seul récit et la dissonance du côté de la seule temporalité […] nous manquons le caractère proprement dialectique de la relation. » Il ajoute que « la mise en intrigue n’est jamais le simple triomphe de l’ordre. Même le paradigme de la tragédie grecque fait place au rôle perturbant de la péripétéia, des contingences et des revers de fortune qui suscitent frayeur et pitié. Les intrigues elles-mêmes coordonnent distention et intention19. » Pour Ricœur, « la structure même du récit » met en jeu « la dialectique entre contingence et ordre, entre épisode et configuration, entre discordance et concordance20 ? »

C’est précisément dans cette « discordance », qu’elle soit orchestrée par l’intrigue ou simplement vécue, que réside selon moi la temporalité proprement dite, c’est-à-dire les distentions de l’âme (pour reprendre la figure augustinienne) qui rendent actuels le passé, le présent ou le futur. Le temps se creuse, le futur devient écrasant de sa présence quand nous faisons l’expérience d’une passivité dans laquelle nous ne sommes plus entièrement maîtres de notre destin. Pour ouvrir le futur, entamer une action planifiée ne suffit pas, il faut encore douter de son succès. Le suspense est le symptôme d’une limite de notre pouvoir qui ouvre sur un futur incertain, qui fait de l’action intentionnelle un agir qui reconnaît sa fragilité, qui attend avec espoir ou avec crainte un dénouement incertain. De même, la curiosité nous prend face à des événements qui résistent à notre compréhension, face aux secrets de ceux qui nous entourent ou face à un passé lourd de mystères. Il ne s’agit pas du tout, on le voit, de simples effets propres à des fictions commerciales, mais de la mise en scène, dans les récits de fiction, de postures existentielles qui nous concernent directement, qui nous intéressent parce qu’elles entremêlent affects et cognition qui placent d’emblée l’homme dans le temps. Le sens profond de la catharsis me semble donc ne pas être un simple effort d’évacuation de la passion par une mise en ordre du réel, mais bien une tentative de rejouer la comédie des passions pour en éprouver toute la profondeur abyssale. Je suis donc profondément d’accord avec Albert Camus quand il affirme que les œuvres naissent « du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret21 ». On se rend bien compte d’ailleurs que tous les récits du monde ne jouent pas de la même manière sur cette corde de la passion, la plupart, en fait, s’adressent à des narrataires impatients et visent par conséquent une clarté immédiate qui ne se satisfait pas de la réticence que pourrait manifester le narrateur. Cela relève d’une question de genre déterminant l’économie du discours dans et hors de la littérature.

Je crois que l’analyse des relations entre pathos et temporalité peut redevenir un sujet essentiel pour la narratologie aussi bien que pour une philosophie contemporaine qui cherche à dépasser des limites que lui imposent la perte de la métaphysique et d’un point de vue transcendental sur le monde, c’est du moins ce que laisse entrevoir la philosophie d’Emmanuel Lévinas ou celle de Bernhard Waldenfels. On retrouverait une façon productive de penser la valeur des événements, c’est-à-dire aussi bien l’éthique que l’esthétique, en dépassant la fermeture du sujet intentionnel. On peut penser la narrativité comme la réponse à un affect qui se trouve en-deçà du récit lui-même, qui déborde toute intentionnalité pour s’ouvrir sur un ailleurs, sur une différence, une ouverture sur un futur véritable. Pour citer Waldenfels : « de même que le pathos s’amorce en deçà de l’intentionnalité, notre réponse s’accomplit au-delà d’elle. La responsivité dépasse toute intentionnalité puisque l’ouverture à ce qui nous frappe ne s’épuise pas dans la signifiance, l’intelligibilité ou la vérité de la réponse que nous donnons22. » Malheureusement, Lévinas se méfiait du récit à cause de sa tendance à la clôture, parce qu’il y voyait le danger d’une thématisation de l’affect, d’un enfermement dialectique de l’intrigue avec autrui. Pour Lévinas, l’intrigue dans la vie serait essentiellement asymétrique, soumise à une irréversibilité irrémédiable, tandis que l’ordonnance que l’intrigue racontée imposerait à l’événement tendrait nécessairement vers la symétrie et la réversibilité. Mais il y a des pistes intéressantes qui se dégagent par exemple des travaux de Michel Vanni, qui voit la narration comme pur écoulement temporel. Pour lui, le récit possède le pouvoir de « refléter ce que Lévinas nomme l'asymétrie fondamentale de ma relation à autrui ». Il affirme que « l'on peut entendre la série temporelle du récit comme prolongement de l'affect – et non pas comme structure formelle se retournant sur l'affect pour l'intégrer – un prolongement sans retour, pur “envoi”23. »

Ce genre d’approche me semble particulièrement féconde pour analyser les œuvres fictionnelles, pour montrer la manière dont elles enrichissent notre être-au-monde. L’intrigue vit surtout des questions qu’elle pose, pas des réponses qu’elle donne. On le sent intuitivement face à la déception presque inévitable qui accompagne le dénouement des intrigues policières. L’intrigue, pour moi, c’est surtout une mise en scène du chaos existentiel, de ce qui ouvre la vie sur un futur véritable, du sentiment de perte irrémédiable face à ce qui est passé. Et l’exemplarité de la fiction n’est pas de l’ordre du conceptuel mais du sensible, elle ne vise pas une explication du monde mais elle rend transférable la valeur d’une série d’événements irréductiblement singuliers. Le dilemme qui se pose par exemple à Antigone ne peut pas être tranché, mais on peut reconnaître sa tonalité dans les dilemmes que nous affrontons nous-mêmes chaque jour.

C’est à ce genre d’analyse, au contact des œuvres de Gracq, de Butor, de Camus et de Sartre, que je vais me consacrer dans les années qui viennent. Il est passionnant d’explorer les divergences entre ces auteurs malgré leur ancrage commun dans une conception phénoménologique de l’être et du temps. Leurs œuvres se situent aussi à une période charnière, c’est le moment où l’institution littéraire française entre dans sa dernière crise et où l’on considère en général que l’intrigue se perd ; mais cela dépend de la définition que l’on donne à cette notion centrale. Je me demande si l’on peut vraiment imaginer une littérature narrative sans intrigue, et si ce n’est pas là justement le propre de la fabulation fictionnelle cette manière à la fois indirecte (on ne dit pas les choses frontalement pour les expliquer) et sensible de parler du monde. L’érotisation du temps et la marginalisation de l’événement chez Gracq, la mise en scène de l’absurde chez Camus ou encore la rupture dans le continuum de la vie qui est le signe de la liberté chez Sartre me semblent illustrer à merveille, mais sous la forme d’une épure, ce qui pourrait être le sens profond de l’intrigue, son enseignement sans contenu.

 

 

1 Une partie des résultats de cette recherche, qui a été financée par le Fonds national suisse, peuvent être consultés sur Vox Poetica : http://www.vox-poetica.org/t/pbar.html. Voir aussi André Petitat (dir.), Contes : l’universel et le singulier, Lausanne, Payot, 2002 ; André Petitat & Raphaël Baroni, « Dynamique du récit et théorie de l'action », Poétique, n° 123, 2000, p. 353-379 ; André Petitat & Raphaël Baroni, « L'interaction contractuelle dans les contes », A Contrario, 4 (1), 2006, p. 35-52.

2 En croisant les trois axes montré/caché, sincérité/déformation et licite/illicite, André Petitat a mis en évidence l’existence de huit postures essentielles qui forment « l’espace de réversibilité symbolique virtuelle ». Cf. André Petitat, Secret et formes sociales, Paris, P.U.F, 1998.

3 Sur ce point particulier, voir André Petitat, « Échange symbolique et historicité », Sociologie et sociétés, vol. XXXI, n° 1, 1999, p. 93-101.

4 Jean-Michel Adam, Les Textes: types et prototypes, Paris, Nathan, 1997 ; Jean-Michel Adam & Françoise Revaz, L'Analyse des récits, Paris, Seuil, 1996.

5 Françoise Revaz, Les Textes d’action, Paris, Librairie Klinksieck, 1997.

6 C’est la distinction que fait Forster dans Aspects du roman (Paris, Christian Bourgeois, 1993) entre une histoire (« Le roi est mort et puis la reine est morte ») et une intrigue (« le roi est mort et puis la reine est morte de chagrin »).

7 Voir notamment Meir Sternberg, Expositional Modes and Temporal Ordering in Fiction, Baltimore & London, Johns Hopkins University Press, 1978 ; Meir Sternberg, "Telling in time (II): Chronology, Teleology, Narrativity", Poetics Today, Vol. 13, n° 3, 1992, p. 463-541.

8 Cf. Notes des Conversations avec Wittgenstein, par F. Waissmann (déc. 1930), dans Leçons et conversations, suivies de Conférence sur l’éthique, tr. J. Fauve, Paris, Gallimard, « NRF », p. 155.

9 Jaques Derrida, « Force et signification » in L'Ecriture et la différence, (ed), Paris, Seuil, 1967, p. 44.

10 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1977 (première édition 1966), p. 46

11 Cf. Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970.

12 Boris Tomachevski, « Thématique » in Théorie de la littérature, T. Todorov (éd.), Paris, Seuil, 1965, p. 273-274.

13 Il ne s’agit naturellement pas, ici, d’une intention nécessairement consciente, manifestation pure de la volonté, mais d’une intention exprimant l’horizon (culturel ou personnel) du sujet.

14 Brewer, W. & E. Lichtenstein, "Stories Are to Entertain: A Structural-Affect Theory of Stories", Journal of Pragmatics, n° 6, 1982, p. 473-486.

15 Michel Picard, La Lecture comme jeu: essai sur la littérature, Paris, Éditions de Minuit, 1986 ; Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992 ; Bertrand Gervais, À l'Ecoute de la lecture, Montréal, V.L.B., 1992.
.

16 Il me semble que ce phénomène est moins marqué dans le monde anglo-saxon, peut-être parce que la question de l’illégitimité du canon littéraire a été plus largement débattue sous l’influence des cultural studies. Par ailleurs, j’ai l’impression que les formes narratives traditionnelles ont été moins unilatéralement rejetées dans la plupart des littératures non francophones.

17 Johanne Villeneuve, Le Sens de l'intrigue, ou la narrativité, le jeu et l'invention du diable, Laval, Presses de l'Université Laval, 2003.

18 Raphaël Baroni, « Histoires vécues, fictions, récits factuels », Poétique, 151, 2007, pp. 259-276.

19 Paul Ricœur, Temps et récit I, Paris Seuil, coll. « Point », p. 139.

20 Ibid., p. 282-283

21 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, Folio « essais », 1942, p. 134.

22 Berhard Waldenfels, « Une philosophie de la réponse », Revue de théologie et de philosophie, 137, 4, 2005, pp. 359-373.

23 Voir Michel Vanni, L'Impatience des réponses. L'éthique d'Emmanuel Lévinas au risque de son inscription pratique, Paris, CNRS Editions, 2004. L’extrait cité est tiré du dossier « Passion & narration » qui est en ligne sur Vox Poetica, URL : http://www.vox-poetica.org/t/pas/vanni.html.

 

 


Entretien publié le 03/07/2007

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